Révision

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mardi 5 mai 2009

"Crime et expiation" de J.-J. Grandville

Crime et expiation est l’un des deux derniers dessins exécutés par Grandville avant sa mort. L’espèce de prescience qu’il en avait intrigue généralement beaucoup ses biographes, bien sûr le sort s’était acharné sur lui, la mort de ses enfants l’affecte particulièrement – le petit Georges, dernier né de son premier mariage décède en janvier 1847. Il n’empêche que ce décès demeure des plus mystérieux, Grandville disparaissant malgré tout en pleine santé. Crime et expiation paraîtra de façon posthume dans la revue, Le Magasin pittoresque, à laquelle il était destiné, en juillet 1847.
Laure Garcin(1) y voit « un testament et la récapitulation de ses échecs. », cette interprétation est évidemment plausible. La gravure illustre particulièrement bien l’idée souvent ressassée selon laquelle Grandville serait un précurseur de la bande dessinée. Le mouvement d’ensemble, sinusoïdal semble effectivement nous conter une histoire, Freud y aurait probablement décelé le contenu manifeste d’un rêve. Du combat mené entre les deux personnages, en haut à gauche au personnage qui, en bas à droite se précipite vers une croix blanche, nous pouvons affirmer, sans trop nous fourvoyer qu’il s’agit d’un itinéraire symbolique qui, probablement retrace la vie du dessinateur.
La scène initiale, le combat renvoie de façon assez probable à la « scène primitive freudienne ». On pourrait objecter qu’il est paradoxal de représenter la femme (mère de l’auteur) sous la forme d’un arbre, ce serait ignorer le symbolisme jungien qui fait de l’arbre un symbole essentiellement féminin (protecteur, agent de la transmission…), que l’on songe par exemple à Grand-mère feuillage dans le Pocahontas des studios Disney. Notre hypothèse se trouve corroborée par la croix noire située à proximité ou par la fontaine surmontée d’une urne funéraire. Nous savons que Grandville, dans l’esprit de ses parents, remplaça un frère aîné, décédé peu de temps avant sa naissance et qu’il fut même appelé, dans les premiers mois de sa vie, du prénom de ce frère aîné. Ce drame familial pourrait expliquer les larmes abondantes qui coulent de l’arbre.
Laure Garcin montre très bien dans son ouvrage que l’image est à lire comme une trajectoire qui conduirait le personnage du rêveur représenté par différents symboles (la fontaine, la récurrence d’un personnage traqué) d’une situation de quasi impuissance à la promesse d’une libération. Les eaux de la Fontaine initiale se dirigent vers la terre, la croix au départ est blanche. Alors que, dans la situation finale, les eaux de la fontaine semblent jaillir et rejoindre l’horizon et, de noire, la croix est devenue blanche.
Je ne suis pas sûr qu’on puisse donner de ce parcours une vision si optimiste, il me semble au contraire qu’impuissant à régler les nombreux conflits internes qui l’assaillaient, l’artiste ait fait le choix délibéré de la mort. De même, lorsque Laure Garcin dénie toute symbolique religieuse à cette œuvre – elle juge Grandville trop éclairé pour avoir recours au symbole religieux – elle se trompe ignorant la dynamique jungienne de l'inconscient - Jung a parfaitement démontré que la symbolique religieuse ne concerne seulement les personnalités dont l'existence consciemment est influencée par la religion.
Nous ne savons que peu de choses des rapports que Grandville entretint avec ses parents, avec sa mère en particulier. Laure Garcin, s’appuyant sur un dessin réalisé par Grandville, alors qu’il avait quinze ans, en induit assez justement qu’il devait percevoir sa mère comme un personnage autoritaire et dépourvue de fantaisie, sans doute totalement insensible à ses dons artistiques. On peut de fait interpréter la présence de l’œil, à la fois fermé et ouvert dans une balance puis résolument ouvert comme l’œil d’une mère castratrice à laquelle tente d’échapper le rêveur. La colonne brisée en bas à gauche, confirme cette hypothèse. Une lecture religieuse peut aussi nous renvoyer (de façon anticipée) à la Légende des siècles :
« L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ». Il n’y aurait rien d’extraordinaire, étant donné les circonstances de sa naissance, à ce que Grandville se soit ressenti comme un nouveau Caïn. Son cas n’est pas sans faire penser à celui de James Barrie, l’auteur de Peter Pan, qui éprouva si douloureusement la douleur maternelle quand elle perdit son fils (frère aîné aîné de Barrie) qu’il en prit la décision de ne pas grandir. Il est à noter que sa trajectoire est tout aussi parsemée de décès que celle de Grandville.
Les mains qui sortent de terre, en haut pourraient donc signifier le désir de faire revivre Abel et l’itinéraire de notre artiste rencontrerait un mythe de l’inconscient collectif. La chute dans l’eau, la rencontre du monstre, figuration d’une mère chtonienne relèvent aussi des symboles mythologiques. A cette rencontre, l’artiste ne semble devoir son salut qu’à la croix blanche, symbole christique, symbole aussi de la mort et ce d’autant mieux que la fontaine, située au fond semble constituer une sorte d’écho atténué à la croix dans un autre monde. Et c’est ici Baudelaire qu’il nous faudrait citer, comme si à l’intensité des conflits intérieurs qui le rongeaient, Grandville n’avait su trouver d’autre issue :
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!
Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons!
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons!
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte!

Nous voulons, tant ce feu qui nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau !

(1) Laure Garcin, J.J. Grandville, révolutionnaire et précurseur du mouvement, Eric Losfeld, 1970.

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