Révision

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mardi 1 mars 2011

Projet de préface aux Contes d'Hoffmann (2)


Rappelons que pour Victor Hugo le « grotesque » était un principe esthétique destiné à se conjurer le « sublime » qui jusque là, constituait l’idéal, l’essence tonale de la tragédie classique. Avec le grotesque Hugo réhabilitait le bizarre, l’incongru, le goût pour la disproportion et la difformité, la raillerie ironique et le rire libérateur du bouffon, figure emblématique du concept. Or il n’est pas un conte du recueil que nous présentons ici qui ne puisse, d’une façon ou d’une autre, se réclamer du concept de grotesque. Qu’il s’agisse de « La nuit de la Saint-Sylvestre » que sa composition en apparence chaotique et ses personnages, proies de malédictions plus cocasses que tragiques, font apparaître, aujourd’hui encore, d’une singulière modernité ou du « Violon de Crémone » dont la figure centrale l’excentrique conseiller Krespel constitue l’incarnation même du grotesque.
L’épisode inaugural du conte, la construction par le conseiller d’une maison sans plan concerté et au gré des intuitions de son propriétaire, pourrait nous apparaître comme un véritable manifeste de la création artistique. Aux règles de la raison, Krespel préfère les méandres de l’intuition et finit par donner à l’ouvrage « assez bon aspect », une maison dont l’extérieur revêt « l’aspect le plus bizarre » mais dont « l’arrangement intérieur » s’avère « d’une commodité extrême ». Cette maison du conseiller Krespel dont l’édification n’offre qu’un lien très indirect avec l’intrigue est cependant digne d’intérêt à plus d’un titre : on peut, comme on vient de le faire, y lire un manifeste de ce principe esthétique qu’Hugo et Hoffmann défendent, ce faisant, on y verra aussi un signe de cette ironie romantique que Pierre Schoentjes(4) définit comme une volonté délibérée de la part de l’auteur de détruire l’illusion référentielle générée par la fiction. Pierre Schoentjes recoure d’ailleurs à une lettre d’Hoffman pour décrire les rouages du processus : « Le premier principe sur lequel vous devez fonder tous vos efforts est celui-ci : guerre au poète et au musicien ! renversement de leur méchant dessein d’environner le spectateur d’images trompeuses, et de l’arracher au monde réel. »(4) Guerre à l’illusion référentielle, donc ! Il ne s’agit plus pour l’artiste de créer un univers trompeur mais plutôt de donner à lire son texte comme la manifestation d’un moi autre, insaisissable qui déjà préfigure l’inconscient freudien et renvoie le lecteur à sa propre altérité.
D’une certain manière, la maison de Krespel est une métaphore de ce moi étranger. Jung à plusieurs reprises constate que la maison représente « une sorte d’image de la psyché » (5). Et la maison Krespel, avec son aspect biscornu, sa jeune femme emprisonnée dont le chant ne peut s’extérioriser et son propriétaire étrange et monomaniaque présente bien des analogies avec notre auteur au physique particulier, compositeur méconnu, que hante une recherche effrénée de l’absolu qui sans cesse le dispute aux affres d’une sensualité obsédante.

Si le fantastique Hoffmannien s’ancre dans une certaine réalité, il n’en demeure pas moins essentiellement une cartographie de l’être une tentative effectuée par son auteur de circonscrire les régions d’un moi sans cesse menacé de dissolution. S’il est, pour prendre un exemple, une problématique qui revient sans cesse dans nos contes, c’est celle de la jeune femme d’essence surnaturelle.
Hoffman fait dire à l’un de ses héros combien il fut subjugué par le roman de Cazotte, Le Diable amoureux qui, comme on le sait, raconte une histoire d’amour passionnée entre un jeune étudiant italien, Alvare, et la fascinante Biondetta, avatar du démon : « il me tomba, fait dire Hoffmann à son héros, sous la main un livre qui produisit sur tout mon être une impression telle que je ne peux encore l’expliquer, […] Je ne voyais, je n’entendais que la charmante Biondetta ; comme Alvare, je succombais à un martyr voluptueux. »(6)


4 Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Seuil, 2001.
5 Carl Gustav Jung, « Ma vie ». Souvenirs, rêves et pensées, Gallimard, Folio, 1991.
6 Propos de Victor, héros d’un conte d’Hoffmann, L’Esprit élémentaire, cité par Pierre-Georges Castex in Le Conte Fantastique en France, Librairie José Corti, 1951.

Ill. Le Violon de Crémone (autre titre du Conseiller Krespel), adapté en BD par Tommy Redolfi chez Delcourt.

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