Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

mercredi 2 mars 2011

Projet de préface aux Contes d'Hoffmann (4)


Nul doute que ce premier « épanchement du songe dans la vie réelle », pour paraphraser Nerval, ne soit l’un des moteurs de la création Hoffmannienne : il contribue aussi grandement à instaurer cette hésitation si nécessaire à l’avènement du fantastique selon Todorov (9). Car, si les thèmes d’Hoffmann sont les futurs canons de la littérature fantastique : le diable (« Les Aventures des Nuits de la Saint-Sylvestre »), la créature maléfique (« L’Homme au sable »), le spectre (« La Vision »), l’intersigne (« Les Mines de Falun »), leur traitement - en particulier le goût d’Hoffmann pour l’esthétique décalée du grotesque - rend nécessaire le recours au rêve pour expliquer l’excentricité des situations qu’il met en place.
Le fantastique d’Hoffmann ne s’ancre que secondairement dans la réalité, son excès même le condamne à ne laisser dans la conscience du lecteur que la trace fuligineuse des rêves dont il est issu. Mais c’est aussi ce qui fait son singularité et sa modernité. Philippe van Thieghem soulignait déjà en 1961 (10) la prodigieuse originalité d’Hoffmann : « Les récits d’Hoffmann, écrit-il, apportèrent au romantisme, une source de mystère et de fantastique qui relayait la tradition romantique du roman noir anglais dans un esprit plus moderne. » et de noter ensuite l’influence qu’il eut sur des auteurs tels que Balzac, Nerval, Gautier ou Baudelaire. C’est évidemment la seconde génération romantique qui fut sensible aux bizarreries du génie hoffmannien celle qui, rompant encore de manière plus franche avec la rationalité du siècle des lumières et avec la nécessité de l’illusion référentielle, devait fasciner l’avant-garde des symbolistes, et continuer d’exercer une fascination durable sur les surréalistes ou des sur des romanciers comme Jouve, Mandiargues ou Julien Gracq. L’introduction de l’œuvre d’Hofmann en France correspond indubitablement à un tournant de notre histoire littéraire et son influence fut aussi durable que déterminante.


9 Todorov, Introduction à la littérature fantastique, « Points », Seuil, 1976.
10 Philippe van Thiegem, Les influences étrangères sur la littérature française, 1550-1880, P.U.F., 1961.

Ill. Notre édition des Contes d'Hofmmann pour l'"Ecole des Loisirs.

Projet de préface aux Contes d'Hoffmann (3)


Et c’est bien la thématique de la femme fatale, d’essence surnaturelle, que l’on trouve au cœur de nouvelles comme « La nuit de la saint-Sylvestre », « L’Homme au sable », « Les Mines de Falun » ou même « La Vision ». « Les Aventures de la Nuit de la Saint-Sylvestre », nous semblent, à ce titre, particulièrement révélatrices puisque le drame de la femme perdue s’y construit en écho. Aux déconvenues du narrateur qui un instant croit retrouver l’amour de sa jeunesse et s’aperçoit, au cours d’une scène de désillusion traitée de façon bien ironique, qu’elle est mariées à une « sotte figure aux jambes d’araignées », correspondent les aventures d’Erasme Spikher succombant à la vénéneuse Giulietta clairement complice d’un signor Dappertutto qui n’est autre que le diable lui-même. Si le conte rappelle l’intrigue du récit de Cazotte il entre en résonnance avec le drame que vécut Hoffmann au moment où il était le maître de musique de Julia Marc (cf. chronologie) et Marcel Schneider (7) établit judicieusement le lien entre cette aventure et la vocation d’Hoffmann conteur : « Que fait Julia Marc pendant les semaines où son ami, son maître de musique, le fou, le délicieux Hoffmann est en train de devenir Ernst-Thodor-Amadeus ? Aperçoit-elle en lui un changement, une métamorphose ? Il est en train de la spiritualiser, de l’éterniser… » Autrement dit, l’auteur est entré en plein processus créatif. Dans une perspective jungienne, on dira du narrateur hoffmannien qu’il est aux prises avec les séductions de l’anima, cette part féminine de lui-même. Archétype de l’inconscient masculin que l’homme projette sur l’être aimé, dangereuse séductrice qui peut le conduire à sa perte (« Les Mines de Falun »), l’anima est aussi ce principe essentiel qui conduit l’artiste dans le labyrinthe de l’inconscient pour lui permettre d’extraire de ces régions ignorés le suc même de sa création. L’archétype de l’anima est donc duel, comme tous les archétypes et c’est cette ambivalence qu’Hoffmann ne cesse d’interroger de « La Nuit de la Saint-Sylvestre », aux « Mines de Falun », en passant par l’ « Homme au sable ». La perte de l’anima occasionne d’ailleurs la cessation de toute possibilité créatrice : le conseiller Krespel, une fois sa fille (double de sa mère) enterrée renonce au violon, et alors que la petite Marie du célèbre Casse-noisettes git entre la vie et la mort, l’histoire semble suspendue, arrêtée ; il faut alors recourir à d’autres expédients, d’autres histoires pour relancer l’intrigue en attendant que l’héroïne ait retrouvé sa vitalité pour conduire le conte à son terme et le héros à son accomplissement. « Les Mines de falun », soulignent à l’inverse les dangers des séductions de l’anima quand elle s’accompagne de tentations régressives : au lieu d’aller vers le mariage et la maturité affective, le héros cède à l’appel de la mine qui le conduit à la mort et à une pétrification hautement symbolique.
Cette prégnance des matériaux inconscients explique sans doute le rejet de Walter Scott qui préférait tirer les légendes vers les claires lumières de la raison, elle explique aussi l’aura d’onirisme qui émane des contes. Et leur succès auprès des surréalistes. « Le dieu des rêves, écrit Albert Béguin (8) a dicté à Hoffmann, ses œuvres les plus dramatiques, les plus sombres, comme ses contes les plus légers et lumineux. » Des mines hantées de Falun à l’univers merveilleux de « Casse-Noisette », partout le rêve est à l’œuvre dans l’univers d’Hoffmann et le rêveur, partout soumis aux vertiges de la confusion.
Sont-elles réelles, ces scènes de son enfance que Natahanaël, héros de « L’Homme au sable », fait revivre pour son ami Lothaire ? Y a-t-il dans ces Coppelius et Coppola qui hantent ses nuits, le menaçant de le priver de ses yeux, la moindre once de réalité ? La tendre fiancé Clara pense que non : « c’est ta croyance en leur pouvoir ennemi qui peut seule les rendre puissante », affirme-t-elle sereinement. Mais Nathanaël ne veut (ne peut ?) rien entendre. Et, malgré l’objectivation subie par le récit à partir du chapitre IV, le lecteur ne peut s’empêcher, une fois le conte refermé, de se demander si ce terrible marchand de sable n’a pas été que le fruit d’un rêve. Et que penser, dans un conte comme « La Vision », de la Dame blanche d’Adelgunde, de l’étrange renversement de situation qui s’y opère ? De cette sœur qui se charge du fardeau de la folie quand Adelgunde retrouve miraculeusement la raison ? Le lecteur soupçonne bien quelque défaillance psychique, quelque phénomène d’inflation des matériaux inconscients mais demeure dans le perplexité.


7 Marcel Scneider, Hoffmann le météore, Editions du Rocher, 2006.
8 Albert Beguin, L’Âme romantique et le rêve, José Corti, 1991.

Ill. A Naiad, tableau de J. Waterhouse. La Naïade est une figuration de l'archétype de l'anima.

mardi 1 mars 2011

Projet de préface aux Contes d'Hoffmann (2)


Rappelons que pour Victor Hugo le « grotesque » était un principe esthétique destiné à se conjurer le « sublime » qui jusque là, constituait l’idéal, l’essence tonale de la tragédie classique. Avec le grotesque Hugo réhabilitait le bizarre, l’incongru, le goût pour la disproportion et la difformité, la raillerie ironique et le rire libérateur du bouffon, figure emblématique du concept. Or il n’est pas un conte du recueil que nous présentons ici qui ne puisse, d’une façon ou d’une autre, se réclamer du concept de grotesque. Qu’il s’agisse de « La nuit de la Saint-Sylvestre » que sa composition en apparence chaotique et ses personnages, proies de malédictions plus cocasses que tragiques, font apparaître, aujourd’hui encore, d’une singulière modernité ou du « Violon de Crémone » dont la figure centrale l’excentrique conseiller Krespel constitue l’incarnation même du grotesque.
L’épisode inaugural du conte, la construction par le conseiller d’une maison sans plan concerté et au gré des intuitions de son propriétaire, pourrait nous apparaître comme un véritable manifeste de la création artistique. Aux règles de la raison, Krespel préfère les méandres de l’intuition et finit par donner à l’ouvrage « assez bon aspect », une maison dont l’extérieur revêt « l’aspect le plus bizarre » mais dont « l’arrangement intérieur » s’avère « d’une commodité extrême ». Cette maison du conseiller Krespel dont l’édification n’offre qu’un lien très indirect avec l’intrigue est cependant digne d’intérêt à plus d’un titre : on peut, comme on vient de le faire, y lire un manifeste de ce principe esthétique qu’Hugo et Hoffmann défendent, ce faisant, on y verra aussi un signe de cette ironie romantique que Pierre Schoentjes(4) définit comme une volonté délibérée de la part de l’auteur de détruire l’illusion référentielle générée par la fiction. Pierre Schoentjes recoure d’ailleurs à une lettre d’Hoffman pour décrire les rouages du processus : « Le premier principe sur lequel vous devez fonder tous vos efforts est celui-ci : guerre au poète et au musicien ! renversement de leur méchant dessein d’environner le spectateur d’images trompeuses, et de l’arracher au monde réel. »(4) Guerre à l’illusion référentielle, donc ! Il ne s’agit plus pour l’artiste de créer un univers trompeur mais plutôt de donner à lire son texte comme la manifestation d’un moi autre, insaisissable qui déjà préfigure l’inconscient freudien et renvoie le lecteur à sa propre altérité.
D’une certain manière, la maison de Krespel est une métaphore de ce moi étranger. Jung à plusieurs reprises constate que la maison représente « une sorte d’image de la psyché » (5). Et la maison Krespel, avec son aspect biscornu, sa jeune femme emprisonnée dont le chant ne peut s’extérioriser et son propriétaire étrange et monomaniaque présente bien des analogies avec notre auteur au physique particulier, compositeur méconnu, que hante une recherche effrénée de l’absolu qui sans cesse le dispute aux affres d’une sensualité obsédante.

Si le fantastique Hoffmannien s’ancre dans une certaine réalité, il n’en demeure pas moins essentiellement une cartographie de l’être une tentative effectuée par son auteur de circonscrire les régions d’un moi sans cesse menacé de dissolution. S’il est, pour prendre un exemple, une problématique qui revient sans cesse dans nos contes, c’est celle de la jeune femme d’essence surnaturelle.
Hoffman fait dire à l’un de ses héros combien il fut subjugué par le roman de Cazotte, Le Diable amoureux qui, comme on le sait, raconte une histoire d’amour passionnée entre un jeune étudiant italien, Alvare, et la fascinante Biondetta, avatar du démon : « il me tomba, fait dire Hoffmann à son héros, sous la main un livre qui produisit sur tout mon être une impression telle que je ne peux encore l’expliquer, […] Je ne voyais, je n’entendais que la charmante Biondetta ; comme Alvare, je succombais à un martyr voluptueux. »(6)


4 Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Seuil, 2001.
5 Carl Gustav Jung, « Ma vie ». Souvenirs, rêves et pensées, Gallimard, Folio, 1991.
6 Propos de Victor, héros d’un conte d’Hoffmann, L’Esprit élémentaire, cité par Pierre-Georges Castex in Le Conte Fantastique en France, Librairie José Corti, 1951.

Ill. Le Violon de Crémone (autre titre du Conseiller Krespel), adapté en BD par Tommy Redolfi chez Delcourt.

Projet de préface aux Contes d'Hoffmann (1)


Curieuse entreprise éditoriale que celle des contes d’Hoffmann en 1829. L’éditeur, Renduel, fait précéder les textes d’une préface du romancier Walter Scott, adulé en France depuis la parution d’Ivanhoë - traduit par Defeaucompret - en 1820. Or Walter Scott détestait Hoffmann, ses conclusions sont sans équivoque :
« Il est impossible de soumettre de pareils contes à la critique. Ce ne sont pas les visions d'un esprit poétique ; elles n'ont pas même cette liaison apparente que les égarements de la démence laissent quelquefois aux idées d'un fou : ce sont les rêves d'une tête faible, en proie à la fièvre, qui peuvent un moment exciter notre curiosité par leur bizarrerie, ou notre surprise par leur originalité, mais jamais au-delà d'une attention très passagère, et, en vérité, les inspirations d'Hoffmann ressemblent si souvent aux idées produites par l'usage immodéré de l'opium, que nous croyons qu'il avait plus besoin du secours de la médecine que des avis de la critique.»(1)
Il n’était guère possible d’émettre jugement plus sévère ni plus partial. Et on ne pourra que s’étonner de l’entreprise d’un éditeur qui, en guise de promotion, choisissait de présenter l’auteur sous un jour si défavorable. C’est que l’opération paraissait bien aléatoire, si Loève-Weimar, le traducteur, bénéficiait d’une certaine aura mondaine, Hoffmann était quasiment inconnu du public. Quelques revues avaient certes mentionné son nom au cours de l’année précédente mais son œuvre demeurait ignorée. Renduel avait donc cherché un nom susceptible de conjurer les risques qu’entraînait une telle publication, une caution littéraire en quelque sorte. Loève-Weimar sut cependant manœuvrer pour s’attirer les faveurs de la presse et les Contes devaient emporter en France un véritable succès populaire qui ne se démentirait pas au cours des éditions successives, faisant constater à Théophile Gauthier(2), en 1836, qu’Hoffmann était désormais plus populaire en France qu’en Allemagne.
Si l’opposition entre Walter Scott et Hoffmann présente un intérêt anecdotique, elle s’inscrit plus profondément dans un contexte polémique d’où va surgir la modernité. Rappelons que la Préface de Cromwell date de 1827. Victor Hugo y défend une conception du drame qui, non contente de s’en prendre aux unités classiques défend de nouvelles valeurs : liberté d’inspiration pour l’artiste, mélange des registres, promotion du grotesque.(3)
Or que reproche Walter Scott à Hoffmann ? Sa fantaisie débridée, l’incongruité de ses intrigues, la bizarrerie de ses personnages, en un mot tout ce que Victor Hugo défend sous le nom de « grotesque ». Autrement dit, une esthétique nouvelle à laquelle l’auteur d’Ivanhoë ne peut souscrire parce qu’il appartient déjà au siècle passé. Ses exigences de rationalisme, de vraisemblance et d’éducation morale ne sont plus celles de la jeune génération romantique qui s’apprête à bouleverser en profondeur les règles de l’art occidental.
Se plaçant sous l’égide de Jacques Callot, Hoffmann se réclamait implicitement du grotesque.

(1) La préface de Walter Scott est reproduite dans l’édition Garnier Flammarion des Contes d’Hoffmann (1979), t. 1, p. 39-53.
(2) Théophile Gautier, « Les Contes d’Hoffmann », Chronique de Paris, 14 aout 1836.
(3) Le premier recueil de contes publié par Hoffmann s’intitule Fantaisies à la manière de Jacques Callot. Rappelons que Callot, graveur du XVIIe siècle, incarne le grotesque tant par sa prédilection pour la difformité que par la nature des sujets qu’il aborde, figures populaires, atrocités de la guerre, etc...

Ill. Walter Scott par J. Graham