Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

samedi 20 septembre 2014

« Il existe d’autres mondes », de Pierre Bayard

Voilà déjà quelques années déjà que Pierre Bayard nous surprend par ses thèses iconoclastes. Je l’ai découvert non pas par son œuvre culte – Comment parler des livres qu’on n’a pas lu – mais par un essai brillant, Comment améliorer les œuvres ratées, un ouvrage certes un peu irrévérencieux mais qui m’a fourni une mine de réflexions à exploiter avec mes élèves de terminale : et oui les grands auteurs n’ont pas écrit que des chefs d’œuvre ! 
On peut bien évidemment interroger la légitimité des textes qui nous sont donnés à lire et poser la question de la littérarité, questions d’ailleurs à laquelle répond l’auteur dans ce livre (Comment améliorer…) par le biais d’une approche psychanalytique mesurée et des plus stimulantes. 
 Ses contre-enquêtes sur le Chien des Baskerville ou sur le Meurtre de Roger Ackroyd l’amenaient tranquillement à démontrer que Sherlock Holmes ou Hercule Poirot, sans doute enivrés par leurs propres succès en arrivaient à se méprendre sur la véritable nature des criminels. 
Le lecteur qui a aimé Qui a tué Roger Ackroyd ? trouvera dans le dernier opus de Pierre Bayard, une troisième hypothèse réjouissante qui n’est ni celle d’Hercule Poirot, ni celle de l’essayiste. 

La théorie des univers parallèles 
Avec Il existe d’autres mondes, Pierre Bayard s’attaque à la théorie quantique pour la mettre au service de la littérature : voilà qui est inattendu ! Voilà pourtant qui inaugure de riches réflexions empreintes de cette impertinence qui fait le charme de ses essais. Mais s’agit-il bien d’essais ? 

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dimanche 7 septembre 2014

Une nouvelle traduction d'"Ethan Frome" d'Edith Wharton

Une romancière lucide

Le style étincelant et incisif d’Edith Wharton se voit rendre justice avec cette nouvelle traduction d’Ethan Frome due à Julie Wolkenstein. La romancière américaine que l’on associe volontiers à l’exploration des subtiles intrigues psychologiques qui agitent la haute société new yorkaise est aussi l’auteure de romans bruts, rustiques à la sensualité énigmatique et douloureuse, l’on songe à Ethan Frome bien sûr mais aussi à Eté, autre chef d’œuvre méconnu.
Il faut lire l’introduction d’Edith Wharton pour comprendre à quel point la romancière se révèle lucide sur son art, consciente de ses effets. Rien d’étonnant à cela, rappelons que les éditions Vivianne Hamy ont publié il y a quelques années les réflexions de notre auteure sur l’art de la fiction, recueil d’analyses passionnantes qui  témoignent de l’admiration de cette francophile inconditionnelle pour Balzac, Stendhal et Flaubert.

Une narration méditée

Reconnaissant que « Chaque sujet contient implicitement une forme et des dimensions qui lui sont propres », Edith Wharton divulgue la manière dont elle a résolu les problèmes que lui posait la mise en place d’un relais narratif : « il fallait que je trouve un moyen de porter ma tragédie  à la connaissance de mon narrateur. »  C’est dans La grande Bretèche de Balzac qu’elle finira par trouver la solution.
L’étrangeté du récit tient effectivement grandement à cet agencement technique qui consiste à plonger un étranger au sein d’une collectivité rurale repliée sur elle-même et avare des secrets qui la torturent. Il y a quelque chose des Hauts de Hurlevent dans le huis clos tragique qui se met peu à peu en place sous les yeux du narrateur.
Comme le Lockwood d’Emily Brontë dans les contrées arides du Yorkshire, le narrateur d’Edith Wharton se révèle totalement inadapté aux rudesses du climat de la Nouvelle Angleterre. Chargé par son employeur d’une mission à la centrale électrique de Corbury, il remarque un homme étrange qui malgré la claudication dont il est affligé lui semble  « à la fois détaché et imposant ». Tout ce qu’il parvient à savoir de cet inconnu c’est qu’il se nomme Ethan Frome et qu’il a été victime plus de vingt cinq ans auparavant d’une mystérieuse collision.
Dans ces montagnes  encombrées de neige Ethan Frome devient le conducteur de notre ingénieur narrateur et les conditions climatiques se font tellement mauvaises qu’ils doivent se réfugier un soir chez Ethan dans une maison en bois symboliquement rétrécie. « C’est cette nuit là nous confie le narrateur que j’ai découvert la clé d’Ethan Frome. »

La pesanteur du réel

Marié très jeune à une femme hypocondriaque et plus âgée que lui, Ethan a connu des jours meilleurs, grâce à son travail acharné il a pu restaurer la scierie paternelle, s’assurer l’estime de tous dans ces contrées ombrageuses ou la survie tient déjà du prodige. Jusqu’au jour où sa femme Zeena, fait venir à la maison sa jeune et jolie cousine Mattie. L’histoire d’amour ne naît pas tout de suite, elle ne s’impose véritablement qu’au moment du dénouement, tragédie absolue qui révélera les personnages à eux-mêmes.
Mais contrairement à l’univers d’Emily Brontë qui s’ouvre sur un au-delà ‑ torturé certes ‑, celui d’Edith Wharton n’offre nulle transcendance, le personnage sont rattrapés par la réalité qui les contraint « comme un geôlier menottant un coupable. » Tous les grands thèmes d’Edith Wharton, se retrouvent dans ce court roman : les contradictions entre aspirations individuelles et convenances, les incertitudes du moi et les faux semblants des sentiments et ressentiments. Ethan Frome est un condensé de l’art de  cette romancière hors pair que fut Edith Wharton et la traduction de Julie Wolkenstein lui restitue sa vigueur primitive et désespérée.

Edith Wharton, Ethan Frome, trad. de Julie Wolkenstein, P.O.L., 2014.
Edith Wharton, Les Règles de la fiction, Viviane Hamy, 2006.

Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent, L’école des loisirs, 2011.