Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

jeudi 19 mars 2015

"Orwell ou l'horreur de la politique" de Simon Leys

Simon Leys nous a quittés, il y a quelques mois. Essayiste de talent, il avait fait polémique dans les années soixante-dix en publiant Les habits neufs du président Mao, ouvrage dans lequel il dénonçait la révolution culturelle comme l’une des pires manifestations du totalitarisme maoïste. Les éditions Flammarion ont réédité son Orwell ou l’horreur de la politique, un essai en forme d’hommage à celui que Pierre Ryckmans – Simon Leys est un pseudonyme – a pu considérer à certains égard comme un modèle.

Simplicité de l’homme, sobriété de l’art

L’épigraphe de l’abbé Brémond, « Rien de plus mystérieux qu’un homme simple », trouve vite son explication dans le portrait psychologique qu’esquisse Simon Leys en s’appuyant sur les témoignages de contemporains et sur la magistrale biographie de Bernard Crick (1) : « Il était foncièrement vrai et propre ; chez lui l’écrivain et l’homme ne faisaient qu’un… » Il y a de fait chez Orwell une forme de pureté qui l’amène à récuser toute forme de mensonge. Son œuvre peut d’ailleurs apparaître comme l’extension de ce trait de caractère qui l’a conduit à refuser les compromissions que ce soit en matière d’esthétique, d’éthique ou d’idéologie.
Leys cherche alors dans la biographie de l’homme, qui a peiné à trouver sa voix propre les points d’inflexions qui permettent de comprendre comment l’écrivain est parvenu à cette sobriété qui caractérise l’art du journaliste puis du romancier. Son premier ouvrage Down and Out in Paris and London, traduit sous le titre Dans la dèche à paris et à Londres (2), en était aussi la première manifestation. Orwell apportait ainsi à l’ordre littéraire, « sa contribution stylistique la plus originale », à savoir, « la transmutation du journalisme en art. »

Les révélations de 1936

Les romans qui suivent s’avérant plus conventionnels, il faut attendre 1936 et la révélation de la misère – consécutive à un reportage effectué auprès des ouvriers dans le Nord de l’Angleterre industrielle ‑ pour voir Orwell renouer avec cette sobriété de l’écriture et s’engager de façon radicale sur la voie du socialisme. Leis compare cette révélation à l’expérience du « malheur » que décrit Simone Weil dans la Condition ouvrière(3), une forme de « dévastation de l’âme », un écrasement de l’humain réduit à une pure fonction. « The Road to Wigan Pier (4), écrit Leys, fut son chemin de Damas. »
Orwell se convertit littéralement à la politique – à moins qu’il ne faille comprendre derrière ce mot, la compassion. Cette conscience de la misère qui le hante désormais va trouver son accomplissement dans le reportage (Wigan Pier) qui conduit aussi notre auteur à mûrir sa conception de l’écriture, il va certes adopter le style dépouillé du documentaire qui confronte le lecteur au réel (ou à sa parfaite illusion). La vision qu’il donne du réel s’avère néanmoins très travaillée, l’imagination se devant de recréer la réalité pour mieux la donner à voir.

Les raisons d'un engagement

Leys s’attache ensuite à chercher dans la biographie les raisons de cet engagement, faut-il l’attribuer à la détresse que connut l’auteur adolescent dans un pensionnat dont Eric Blair ­ Orwell est aussi un pseudonyme ‑ fait état dans un essai qui ne fut pas publié ? Est-ce le déclassement social de ses parents dans une Angleterre ou les « stratifications de classe […] empoisonnent la société à un degré inconnu du reste de l’Europe » ? Est-ce l’expérience birmane – rappelons que le jeune Eric Blair devait s’engager dans les forces de police anglaise en Birmanie et y travailler pendant cinq ans ?
Orwell évoluera bien sûr vers l’anticolonialisme, mais son expérience birmane devait lui apporter une vision du monde nuancée qui l’amènera à ménager Rudyard Kipling par exemple, pour lequel il éprouve des sentiments ambivalents, mélange d’irritation et d’admiration. Il lui reconnait pour le moins, une forme de réalisme, un « sens de la responsabilité » que n’ont pas les intellectuels de gauche qui condamnent la colonisation. « Vous vous moquez, avait écrit Kipling, des uniformes qui veillent sur votre sommeil. » Orwell a au moins partagé son agacement envers ces bonnes consciences qui condamnaient un système dont elles profitaient.
À la prise de conscience de Wigan devait succéder l’engagement dans la guerre d’Espagne. On connait les grandes étapes de son itinéraire : atteint par une balle alors qu’il combat au côté des républicains, il est transféré à l’arrière et découvre que les staliniens s’avèrent plus préoccupés de détruire leurs alliés anarchistes que de défendre la république. Ce qu’il a vu et compris en Espagne lui donnera à tout jamais ‘l’ « Horreur de la politique » dont naîtront ses trois chefs d’œuvres, Hommage à la Catalogne, La Ferme des animaux et 1984.

Socialisme et humanisme

Après l’aventure espagnole Orwell conjugue une morale qui place l’individu au centre de ses préoccupations et un socialisme qui relègue l’idéologie au second plan, se donnant pour vocation première une fraternité dénuée d’arrière pensée. Pour Orwell, le socialisme conduit naturellement à la lutte antitotalitaire. C’est précisément au nom du socialisme, qu’il considère comme un idéal trop élevé pour être soumis aux manigances de la politique, qu’il récuse la violence et toute forme d’accaparement du pouvoir.
Simon Leys évoque aussi certains aspects moins connus du travail d’Orwell, alors qu’on pourrait le penser désintéressé des préoccupations esthétiques, il montre que l’auteur de 1984 sut manifester son intérêt pour des écrivains a priori très éloignés de son univers : Julien green, D.-H. Lawrence, Henri Miller, preuve s’il en est que l’esthétique demeurait pour Orwell, un champ de réflexion permanant.
L’essai de Simon Leys nous donne d’Orwell une vision enthousiaste mais nuancée. Leys reconnait qu’Orwell na pas le génie de Kafka ou remarque que l’absence de perspective sur une quelconque forme de transcendance l’empêche d’accéder à la poésie qui émane de l’œuvre d’une Simone Weil. Mais la sympathie entre l’auteur et son sujet est totale. Orwell aurait sans doute pu écrire Les habits neufs du président Mao et si Simon Leys a osé un tel ouvrage, c’est parce qu’avant lui ont existé des Camus et Orwell qui ont compris que l’idéologie avait avant tout pour vocation de servir l’homme et non l’inverse.

(1) Bernard Crick, George Orwell, une vie, Points Seuil, 1984.
(2) Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, 10/18, 2003.
(4) Simone Weil, La Condition ouvrière, Folio, 2002.
(4) Orwell, The Road to Wigan Pier, Penguin, 2001 ‑ en français, Sur le quai de Wigan, Ivrea, 1982.