Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

vendredi 28 octobre 2016

"Le Fracas du temps" de Julian Barnes

L’artiste aux prises avec le pouvoir

Julian Barnes fait partie de ces romanciers dont l’inspiration ne cesse de se renouveler et qui, malgré tout, semblent s’inscrire dans une trajectoire esthétique cohérente. Après Une fille, qui danse roman qui interrogeait les failles de la mémoire chez un sexagénaire apaisé (un peu trop peut-être !), Julian Barnes s’attaque à la figure de l’artiste aux prises avec les mécanismes coercitifs de la dictature.
L’artiste, c’est Chostakovitch, musicien reconnu, adulé des mélomanes russes et occidentaux ; le dictateur c’est Staline. Alors qu’il n’a eu droit, dans les années trente, qu’à la reconnaissance universelle, Chostakovitch perçoit soudainement l’envers du décor : un article de la Pravda stigmatise son œuvre Lady Macbeth de Mzensk : « dissonant », « petit bourgeois », l’opéra contrevient aux principes esthétiques du socialisme triomphant.
Chostakovitch est convoqué : « Et puis, au printemps 1937, il avait eu sa première conversation avec le pouvoir. […] Le pouvoir lui avait dit comment il voulait qu’il travaille, comment il voulait qu’il vive. À présent, à la réflexion, il ne voulait peut-être plus qu’il vive. » Il attend des heures, des jours dans les escaliers de La « Grande Maison », avenue Liteynie à Saint-Leninsbourg (nom ironique donné par le musicien à sa ville natale) et dont beaucoup ne ressortent jamais. Il lui sera demandé de se renier, l’homme n’a pas vocation à devenir un martyr et L’URSS de Staline est une tyrannie qui ne plaisante pas avec les divergences idéologiques. Le musicien fait le dos rond, approuve les critiques et finit par bénéficier d’un formidable coup du sort : le fonctionnaire chargé de son dossier disparait, exécuté par la machine à broyer qu’il contribuait à alimenter.

La Russie soviétique, une contradiction

Dans le même temps, la cinquième symphonie de Chostakovitch est jugée optimiste et donc conforme à la vocation de l’art selon l’état. L’artiste quant à lui ne peut que constater l’absurdité d’un système qui prône l’optimisme tout en imprimant la terreur à tous les échelons de la société : « Être Russe était être pessimiste, être soviétique était être optimiste. C’était pourquoi les mots Russie soviétique étaient contradictoires. Le Pouvoir n’avait jamais compris cela : il croyait que si l’on tuait assez de citoyens, et si l’on mettait les autres au régime de la propagande et de la terreur, l’optimisme en résulterait mais où était la logique là-dedans ? »

Le choix de la lâcheté, et de l’art

Chostakovitch est certes un artiste mais c’est aussi un homme, épouvanté à l’idée de voir sa famille
écrasée par le rouleau compresseur de l’histoire : « Il voulait qu’on le laisse tranquille avec sa musique et sa famille et ses amis. Le plus simple des désirs, et pourtant complètement irréalisable. ». Le compositeur trahira donc tous ceux qu’il révère : Stravinsky, Soljenitsyne, Sakharov. Comme la grande Akhmatova se retirant dans le silence, il proteste par l’ironie, l’ironie que les persécuteurs dépourvus d’humour ne sauraient percevoir.
Il se réfugie dans l’art que le parti veut absolument mettre au service du peuple, la formule de Lénine (« L’art appartient au peuple ») est le leitmotiv qui scande la vie de Chostakovitch et auquel l’artiste répond par une sorte de fureur autiste : « L’art n’appartient pas plus au peuple qu’il n’appartenait jadis à l’aristocratie et aux mécènes. L’art est le murmure de l’histoire, perçu par-dessus les fracas du temps. »

Au-delà de la morale

La formule est jolie, mieux : percutante. Julian Barnes nous fait d’ailleurs entendre la tragédie intime de l’homme Chostakovitch, par-dessus les fracas du temps. "Accusez Panurge, écrivait Kundera (1), pour sa lâcheté, accusez Emma Bovary, accusez Rastignac, c’est votre affaire ; le romancier n’y peut rien. » Le lecteur de Julian Barnes n’a nulle envie d’accuser Chostakovitch.
L’homme n’a certes pas su s’élever contre la tyrannie, mais il est resté lucide. Obligé par le régime de Khrouchtchev d’adhérer au partie communiste pourtant honni, Chostakovitch a cette réflexion: "Et donc il était un lâche. Et donc on tourne comme un écureuil dans sa roue. Et donc il allait mettre tout son courage dans sa musique, et sa lâcheté dans sa vie.» On ne saurait accuser l’écureuil qui tourne dans sa roue, on sait qu’il tourne pour rester en vie.
Parvenu au terme de son existence, l’artiste est sans doute le bourreau de lui même le plus impavide : il constate que le régime soviétique a détruit son âme et doute d’être jamais compris. Il imagine qu’une fois le régime soviétique tombé quand ces temps seront révolus, les gens voudront une version simplifiée de ce qui s’est passé.L’âme brisée. L’intelligence et le savoir-faire de Julian Barnes consiste précisément à nous délivrer une version nuancée des événements. En véritable romancier l’auteur britannique montre simplement comment les « fracas du temps » viennent heurter une conscience.
Esthétiquement le montage du roman prend la forme d’un puzzle savamment organisé qui témoigne des ravages d’une tyrannie impitoyable sur l’esprit hypersensible d’un artiste de génie. Julian Barnes ajoute avec ce roman un opus à une œuvre éclectique mais qu’une idée semble travailler en profondeur: si l’homme parvient à s’accommoder des petites ou grandes lâchetés de son existence, son âme n’en sort jamais indemne.

 (1) Kundera, Les Testaments trahis, Folio, 2000.

mardi 27 septembre 2016

Les âmes noires de Jim Thomson

De 1275 âmes à 1280 habitants

La petite ville de Pottsville, ses 1280 âmes et son chérif aussi truculent qu’amoral ont d’abord été portés à la connaissance du public français, en 1966, sous le titre 1275 âmes dans la mythique « Série noire » de chez Gallimard. Malgré la traduction hâtive et tronquée de Marcel Duhamel, le génie de l’auteur ne pouvait que sauter aux yeux des amateurs de littérature. La nouvelle traduction de 1275 âmes (titre original, Pop. 1280) a pour titre Potsville, 1280 habitants (1). Elle est due à Jean-Paul Gratias qui évite les écueils l’édition précédente puisqu’il rétablit le texte dans son intégralité ‑ Marcel Duhamel prenait des libertés avec le style de ses auteurs, il avait en outre gommé une scène qui ne lui semblait sans doute pas essentielle au déploiement de l’intrigue – et restitue à la petite ville de Pots les cinq habitants disparus qui avaient si fortement intrigués Jean-Bernard Pouy (1).
Tout en évitant l’argot outrancier qui était de rigueur dans la fameuse collection, Jean Paul Gratias parvient à rétablir la tonalité orale du roman de Thompson. Parce que 1275 âmes (ou Potsville, 1280 habitants) c’est d’abord une voie : celle de Nick Corey, le narrateur et chérif de la ville qui affirme ironiquement au début du roman qu’il a « déjà gagné [son] paradis sur terre » : salaire décent, confort maximal, le héros peut s’estimer heureux. Seulement voilà, les élections approchent et rien ne dit que Nick Corey sera reconduit dans son paradis.

Un « paradis » ombragé

Et puis le paradis comporte aussi ses zones d’ombres : il y a ces toilettes publiques qui laissent échapper leur pestilence sous les fenêtres du chérif ; il y a ces souteneurs qui se, moquent ouvertement du se son autorité et de sa personne ; il y a sa femme Myra, tyrannique et castratrice, acoquinée à celui qu’elle fait passer pour son frère et qui est sans doute son amant, le lamentable Lennie ; il y a Ken Lacey, chérif de la ville d’à côté qui, sous prétexte de conseiller Nick, lui administre de sévères corrections.
Toute l’intrigue de Pottsville 1280 habitants va donc consister à rétablir le héros dans sa dignité ‑ si tant est qu’il en ait une ‑ à du moins venger les offenses dont il est victime tout en manifestant une amoralité malicieuse. Le stratagème par lequel Nick résout le problème des toilettes inaugure sa manière. Sachant que l’un des principaux utilisateurs en est M. Dinwiddie, président de la banque, qui tous les matins y fait une halte, le chérif s’en va de nuit, bricoler l’estrade, déplacer « par-ci, par là, les lattes du plancher » Et le matin lorsque le directeur de la banque effectue sa station quotidienne aux toilettes publiques, le narrateur peut constater que les « planches ont cédé sous son poids, elles sont tombées dans la fosse et lui avec. Jusqu’au fond du trou à crotte qui se remplit depuis trente ans ».

Un univers carnavalesque

Cet épisode qui inaugure la longue série des actions du chérif est tout à fait représentatif de la tonalité de l’œuvre et de la démarche du héros. L’univers de Pottsville est un univers carnavalesque : c’est la revanche du faible sur l’oppresseur. Revanche amorale et jouissive que rien ne saurait arrêter.
Surtout pas les remords : la chute du notable Dinwiddie entrainera la destruction immédiate des toilettes nauséabondes et le narrateur bien que conscient d’avoir risqué la vie de l’honorable banquier se réjouit d’être considéré par lui comme le « seul homme capable de la ville ». L’épisode bouffon donne la mesure du personnage à mi-chemin entre Panurge et Monte-Cristo. C’est sans une once de remords qu’il débarrassera la ville de Pottsville des deux souteneurs mais aussi du mari de sa maîtresse, un chasseur ivrogne, violent et raciste, parfait représentant de ses petits blancs dégénérés qui font les délices d’Eskirne Caldwell ou de Faulkner : « Les deux charges de chevrotines, constate froidement le héros, ne lui règlent pas son compte sur le champ, mais il décline vite. Je veux qu’il reste encore en vie quelques secondes, le temps qu’il savoure les trois ou quatre coups de pieds que je lui balance à toute vitesse. Vous pourriez penser que ce n’est pas très gentil de flanquer des coups de pieds à un type en train de mourir, et c’est peut-être vrai. Mais ça fait longtemps que j’en avais envie, et jusqu’à maintenant, ça m’avait semblé trop risqué. »

Un figure parodique

Antihéros assumé, Nick Corey assassinera aussi un pauvre noir témoin de son crime et parviendra à éloigner son épouse et son pseudo-frère ainsi que sa maîtresse devenue trop embarrassante, il évincera son concurrent au poste de chérif et retrouvera, au mépris de toute morale, ses fonctions. Le Nick Corey de Jim Thompson est une figure parodique : comme l’Op de Dashiell Hammett (2) faisait le ménage dans une petite ville (Personville) il donne un « coup de torchon » (3) dans son royaume mais alors que le premier obéissait à des valeurs de justice et d’équité le second ne cherche, le clamant ironiquement, qu’à se maintenir dans le confort de son « paradis ».
Tout semble opposer ces deux figures du roman noir qui semblent condenser l’histoire du genre. L’Op est un être sans passé, une pure fonction narrative et dramatique : il agit, il raconte. Nick Corey est une sorte de piège littéraire : il ne passe pour un imbécile que pour mieux faire ressortir sa malignité. Et contrairement à l’Op il a un passé qui vient non pas l’excuser mais expliquer comment la violence se pérennise, comment le mal court.

L’origine du mal

Enfant maltraité, battu par son père le jour même où il vient fièrement lui présenter le premier prix de lecture qu’il a reçu à l’école, haï parce que, responsable en naissant de la mort de sa mère, Nick Correy conclut, à propos de son géniteur : « Il faut que je sois ce petit monstre là pour qu’il puisse vomir sa bile sur moi. Je ne lui en veux plus autant parce que j’ai vu beaucoup de gens assez semblables à lui. Des gens qui cherchent des réponses faciles aux grands problèmes. Des gens qui tiennent les Juifs ou les Noirs pour responsables de toutes les calamités qui leur tombent sur la tête. »
Philippe Noiret dans le rôle de Nick Correy, "Coup de torchon" de B. Tavernier, 1981.
On ne nait pas monstrueux, on le devient. Il n’y a dans l’univers de Jim Thompson pas d’exception à la banalité du mal. Et le héros n’a pas pour fonction, comme c’est le cas chez Hammett, de racheter la déréliction du monde. Oralité, anti héros, on n’a pas manqué de comparer Jim Thompson à Céline, s’il y a une certaine communauté d’esprit, il ne faut pas oublier que Jim Thompson a, un temps, adhéré au parti communiste ni qu’il fut avant tout un auteur de roman noir pour qui l’écriture avait essentiellement une fonction alimentaire, il n’y a jamais eu chez lui une quelconque recherche d’ordre esthétique. Idéologiquement, esthétiquement tout sépare donc les deux hommes qui ont eu peut-être pour point commun de se heurter aux turbulences de l’histoire, laquelle les a tous les deux conduits à une forme d’autodestruction. Jim Thompson a néanmoins eu le mérite d’en sortir avec honneur.

1. Jim Thompson, Pottsville, 1280 habitants, Rivages, 2016.
2. Dashiell Hammett, Moisson rouge, Série noire, 2009.
3. Jean-Bernard Pouy, 1280 âmes, Baleine, 2000.

4. Titre de l’adaptation du roman par Bertrand Tavernier, Philippe Noiret y incarnait Nick Corey.

vendredi 2 septembre 2016

Solitude de Juliette

Sur le thème de la solitude du personnage tragique, l’étude qui suit propose un commentaire de la scène 5 de l’acte III du Roméo et Juliette de Shakespeare, il s’agit d’un moment clé, celui où Juliette prend soudain pleinement conscience du tragique de sa situation puisqu’elle se voit abandonnée de tous. Le professeur de troisième pourra utiliser cet extrait pour initier ses élèves à l’exercice du commentaire, trop souvent déroutant pour l’élève de seconde. Il ne s’agit évidemment pas de faire produire un commentaire complet à une classe de troisième mais de faire observer une structure d’entrainer à la rédaction de paragraphes analytiques… Les nouveaux sujets de brevet n’étant plus guidé par une logique de la structuration en « axes de lecture », l’exercice n’en sera que plus utile. Le tableau de Waterhouse, intitulé Juliette ou Le Collier de perles bleues relève clairement de la problématique « art, mythes et religions » qu’on peut aborder en classe de troisième, dans le cadre de l’histoire des arts. Il s’agira de montrer comment un peintre de la fin du XIXe s’empare d’une figure mythique pour la revivifier et lui donner sens. Si l’œuvre de Waterhouse peut sembler familière aux élèves ses tableaux étant fréquemment convoqués pour illustrer les manuels, l’homme est peu connu et peu étudié, y compris dans les usuels, nous avons jugé bon de développer un peu sa biographie.

1. Etude de texte, extrait de Roméo et Juliette, III, 5, pp. 98-100, de « Ah, si vous ne vous mariez pas… » à la fin de la scène, éd. l’école des loisirs, 2006.

Pour faciliter les repérages dans le texte, nous avons numéroté les vers de 5 en 5, sans tenir compte des didascalies,.

 

Avec Roméo et Juliette Shakespeare module, sur le thème des amants malheureux, l’une des versions les plus poignantes de l’histoire littéraire. Le mythe existait avant Shakespeare, le dramaturge élisabéthain lui donne une forme et des accents inédits. Tragédie absolue, Roméo et Juliette n’entre évidemment pas dans les canons de la tragédie classique française, Shakespeare ne se soucie d’aucune sorte de règle, il subordonne son sens de la dramaturgie à l’effet recherché, il s’agit de manifester dans toute son absurdité l’horreur d’une société patriarcale qui a fondé son honneur sur la violence. Les Capulet et les Montague, deux nobles familles de Vérone sont ennemis de toute éternité, leurs héritiers respectifs Juliette et Roméo tombent amoureux l’un de l’autre et se marient secrètement. L’acte III voit l’action se précipiter : Roméo banni par le duc Escalus, pour avoir tué Tybaldt le cousin de Juliette a dû quitter Vérone. Juliette doit seule affronter ses parents qui ont décidé de la marier au comte Paris. Opposée à des adultes inflexibles, Juliette apparait de plus en plus seule et incarne la tragédie de la jeunesse meurtrie.

 

[1. Des adultes inflexibles et versatiles]

Le père de Juliette se montre particulièrement inflexible, et il ne cesse de la menacer des pires maux si elle refuse d’obéir à sa volonté. Les subordonnées hypothétiques dessinent une gradation (« si vous ne vous mariez pas… », « Si vous êtes ma fille… », « Si tu ne l’es plus… ») qui traduit le cheminement de son raisonnement : ne pas lui obéir c’est le désavouer et conséquemment s’exclure du cercle familial. Le menace est tantôt formulée au futur (« vous ne logerez plus avec moi », « jamais je ne te reconnaîtrai »), tantôt à l’impératif (à nouveau sous la forme d’une gradation, « va au diable, mendie, meurs de faim. ») : le futur présente les conséquences d’une désobéissance comme une certitude, l’impératif exprime une série de malédictions qui manifestent la fureur du vieux Capulet. Son mépris se traduit par le passage du vouvoiement au tutoiement (dans le texte anglais « you » devient « thou ») et l’utilisation de termes dépréciatifs : « Allez paître ou vous voudrez », Juliette se voit ainsi assimilée à une tête de bétail. Ce faisant Shakespeare rappelle malicieusement l’injustice qui frappe la femme dans cette société médiévale où elle sert de monnaie d’échange. L’attitude du père Capulet semble d’autant plus incompréhensible qu’on l’avait vu, dans la scène 2 de l’acte I, s’entretenir avec Paris et subordonner le mariage de sa fille au consentement de cette dernière.

Face à la supplication de Juliette (« Oh mère bien aimée, ne me rejetez pas »), le comportement de lady Capulet est tout aussi cassant : aux injonctions qu’elle profère (« Ne me parle plus.. », « Fais ce que tu voudras… ») succèdent des constats au présent d’énonciation : « je n’ai rien à te dire », « entre toi et moi, tout est fini ». Alors que le père laisse à Juliette le temps de la réflexion, sa mère rompt immédiatement le dialogue, mettant en acte les menaces du père. Le spectateur voit se concrétiser en cet instant une difficulté relationnelle qui transparaissait déjà quelques scènes plus tôt (I, 3) : lorsqu’il s’agissait d’entretenir Juliette de son futur mariage, lady Capulet ne pouvait se résoudre à le faire seule et invitait la nourrice à assister à l’entretien.

Juliette se tourne alors tout naturellement vers sa nourrice, la confidente de toujours, mais son attitude s’avère tout aussi décevante puisque, contre toute attente, elle lui conseille d’épouser le comte. Son raisonnement se veut pragmatique, puisque Roméo ne peut désormais visiter Juliette qu’à la dérobée (v. 24) et que ce mariage ne peut que lui « être bon à rien », autant épouser le comte Paris. L’« aimable gentilhomme » vaut mieux que ce « torchon » de Roméo. La nourrice ne perçoit sans doute pas à quel point ses paroles peuvent heurter Juliette qui n’en croit pas ses oreilles. Elle feint toutefois la repentance et dans le monologue final laisse transparaître ses sentiments, traitant la nourrice de « vieille damnée », d’« abominable démon » (v. 43) et soulignant l’incohérence de la vieille femme en utilisant l’antithèse « ravaler » / « exalté » qui traduit parfaitement son inconséquence.

 

[2 La solitude de Juliette]

A l’issue de cette scène la solitude de Juliette est extrême : mise en demeure d’épouser le comte Paris qu’elle réprouve, elle se retrouve seule, confrontée à une situation sans issue.

Le mouvement de la scène manifeste cet isolement progressif dont l’héroïne est victime, les didascalies se résument à une succession de « Il (Elle) sort ». Tous ses proches lui tournent le dos, la laissant de façon de façon symbolique, la fin de cet acte, seule en scène.

Cette solitude, Juliette la pressent, puisque qu’avant de s’adresser à sa mère, elle se retrouve déjà en situation de monologue « N’y a-t-il pas de pitié, planant dans les nuages, /qui voie au fond de ma douleur ? » (v. 10). Elle en appelle à Dieu, métonymiquement désigné par la pitié avant de prier sa mère de « simplement » repousser ce mariage. Juliette voudrait obtenir ne serait-ce qu’un délai qui lui permette de se retourner pou faire face à cette situation nouvelle.

Elle presse alors sa nourrice de l’aider : « Console-moi ! Conseille-moi ! » (v. 19). Les impératifs traduisent la nécessité dans laquelle, elle se trouve. Le cynisme de la nourrice n’en paraît que plus révoltant et l’on comprend la réaction de Juliette. « Tu m’as merveilleusement consolé », constate-t-elle ironiquement. Dès cet instant, le ton a changé et Juliette est déterminée à agir par elle-même. En quelques secondes elle a pris la décision de recourir aux bons soins de frère Laurent. Et le spectateur comprend que l’absolution à laquelle elle prétend aspirer n’est qu’une ruse.

Dans le monologue final où elle peut laisser éclater ses sentiments, Juliette explicite les griefs qu’elle a désormais contre sa nourrice : « Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que je me parjure / Ou de ravaler mon seigneur de cette même bouche / Qui l’a exalté au-dessus de toute comparaison. » (v. 44-46). Elle s’indigne contre l’inconséquence de cette femme qui l’a aidé à épouser Roméo et qui l’engage à trahir l’un des sacrements de l’église.

 

[3. Une héroïne tragique}

Juliette apparait bien comme une héroïne tragique : prise au piège d’une situation sans issue, elle ne dispose que de ses seules forces pour lutter et semble victime d’une manipulation tragique.

Rejetée de tous, Juliette s’est lancée seule sur des chemins d’infortune. Mariée à Roméo qu’elle ne peut appeler à son aide puisqu’il est banni. Elle constate d’abord le retournement de son père. « Laissons deux été encore se flétrir dans leur orgueil, / Avant de la juger digne pour le mariage », conseillait-il (p. 18) au comte Paris. Or voilà que tout à coup il change d’avis et va même jusqu’à précipiter le mariage. Tel un agent du destin il semble vouloir conduire Juliette à sa ruine. L’attitude de Lady Capulet est tout aussi étrange. Juliette lui fait entrevoir la possibilité de sa mort prochaine : si on persiste à vouloir ainsi la marier, elle l’enjoint à dresser « le lit nuptial / Dans le sombre monument où Tybaldt repose. » Avec la périphrase qui évoque la mort récente de son cousin, Juliette espère susciter une réaction de compassion chez sa mère. Or il n’en est rien.

Juliette se trouve donc confrontée à l’étrange inflexibilité de ses parents et à la trahison de sa nourrice. « Se peut-il, s’écrie-t-elle, que le ciel tende de pareils pièges / à une créature aussi frêle que moi ? » François-Victor Hugo a choisi de traduite l’anglais « stratagem » par « piège », les deux mots sont éloquents, le « Ciel » et toute sa puissance s’acharnent à détruire celle qui se définit en tant que « frêle créature ». N’est-ce pas là l’essence du tragique ?

Et si piège il y a, il est bien infernal car Juliette est prise au cœur d’un dilemme. Elle ne balance pas, ainsi que pourrait le faire croire le conseil grossier de la nourrice entre se marier à Paris et rester fidèle à Roméo. « Entre toi et mon cœur, conclut Juliette dans son monologue, il y a désormais rupture. » Pas une seconde elle n’envisage de porter crédit au conseil de la nourrice qui est à la fois parjure et ignominie. Son dilemme consisterait plutôt à avouer ou ne pas avouer son mariage secret à ses parents.

Mais ces derniers lui ont déjà semble-t-il fermé les portes. « Si vous êtres ma fille, lui assenait son père, je vous donnerai à mon ami » (v. 1). Il se trouve elle a déjà fait le choix de l’ennemi, elle n’est donc plus la fille de son père, plus digne de l’héritage des Capulet. Comment dès lors pourrait-elle annoncer à son père qu’elle a épousé son ennemi ? La tragédie de Juliette est la tragédie d’une parole qui s’enferme, d’une vérité indicible parce que contraire à la coutume.

Juliette est bien victime d’un stratagème, qu’il vienne, comme elle le pense, du ciel ou d’un calcul de ses parents. La mécanique tragique est enclenchée et la jeune héroïne n’a d’autre ressource que de confirmer l’amour et le lien qui l’unissent à Roméo.

 

Conflit de génération, solitude, tragédie de l’innocence confrontée à la machine infernale d’une société coercitive, tout conduit les jeunes héros au drame. Leur mort sera d’autant plus absurde qu’il était mille moyens de l’éviter mais l’essence du tragique n’est-elle pas de manifester le caractère illusoire de la liberté humaine ? Shakespeare, mieux qu’aucun autre a su dompter les rouages de cette machine à broyer les destinées qu’est la tragédie, de Roméo et Juliette à Macbeth son théâtre module toutes les voies de la folie humaine.

2. Waterhouse

John William Waterhouse était sans doute prédestiné à la peinture puisque ses deux parents, d’origine britannique, étaient eux-mêmes peintres. Il nait à Rome en 1849 et suit ses parents qui ont décidé de rentrer en Angleterre en 1854. Sa mère décède trois ans plus tard de la tuberculose et son père se remarie en 1860. Il reçoit une éducation classique dans une école de Leeds – sa famille paternelle était originaire du Yorkshire ‑ que ses biographes ne sont pas parvenus à identifier. Pendant ses neuf années d’étude, sa famille occupe différents logements dans le quartier de Kensington et lorsqu’il revient à Londres, le jeune John William que tout le monde surnomme « Nino » travaille avec son père avant d’être admis comme étudiant en sculpture à l’école de la Royal Academy. Ses premières expositions à la Society of british artists manifestent l’influence de peintres néo classiques comme Alma-Tadema et Frederick Leighton.

Ses toiles sont remarquées et la première de ses œuvres acceptée par la Royal Academy pour son exposition estivale annuelle est une scène mythologique et allégorique, Le Sommeil et sa demi-sœur, La Mort. En 1877, il voyage en Italie, visite Pompéi sous le charme de laquelle il tombe, il produit alors des scènes de genre inspirées de l’antiquité. Waterhouse qui est désormais un peintre reconnu épouse Maria Kenworthy – elle-même peintre – en 1883, la même année, l’un de ses tableaux antiques, Les Favoris de l’empereur Honorius est acheté par l’Art Gallery of South Australia.

Le jeune couple s’installe non loin de Primrose Hill au nord-ouest de Londres, où Waterhouse a loué un atelier, son penchant pour l’occultisme et les rites magiques s’affirme dans les grandes œuvres qu’il peint entre 1884 et 1887 (La Visite à l’oracle, Sainte-Eulalie, Le Cercle). Ces peintures dramatiques accroissent son prestige et lui valent d’être associés à la Royal Academy où il donnera désormais des cours de façon ponctuelle. Sa Mariamne, toile de grand format qui représente la martyre juive (1888), est primée aux expositions universelles de Paris, Chicago et Bruxelles.

Avec La Dame de Shalott – qui constitue probablement sa toile la plus connue – Waterhouse reprend les thèmes d’inspiration préraphaélites. Le tableau illustre le fameux poème de Tennyson et fait écho à l’Ophélie de Millais (exposée à Londres en 1886), le motif décadent de la femme associée à l’eau et à la mort ne va cesser de le hanter, il reprendra deux fois le motif de la Dame de Shalott en 1894 et 1914) et proposera sa propre version d’Ophélie en 1889. L’échec de ce tableau qu’il ne parvient pas à vendre, la mort de son père l’année suivante le conduiront à modifier son inspiration et sa technique.

Après un nouveau voyage en Italie, il s’appuie sur les classiques antiques pour composer des scènes colorées qui vont remporter de grands succès : Ulysse et les Sirènes (1891), Circé offrant la coupe à Ulysse (1892)…

Sa Sainte-Cécile, présentée en 1895 reçoit des critiques un accueil favorable, ces derniers voient en lui une sorte d’héritier naturel des préraphaélites dont les principaux instigateurs viennent de mourir (Burne Jones, Millais). Il est élu académicien la même année et siégera au comité directeur jusqu’en 1911. En 1897 son Hylas et les nymphes crée l’événement lors de l’exposition à la Royal Academy, il y met en scène de façon saisissante la fatale attraction érotique des jeunes femmes sur le compagnon d’Hercule.

Durant ses dernières années, il ne cesse de peindre, les portraits féminins constituant l’essentiel de sa production. Un modèle qu’on n’a jamais pu identifier de façon certaines y apparaît plus de soixante fois, il pourrait s’agit d’une certaine Muriel Foster. C’est la désaffection des critiques pour les illustrations de récit qui  conduit Waterhouse à réaliser des portraits de femmes dans un cadre champêtre. Il revient néanmoins vers la fin de sa vie à aux œuvres et mythes littéraires (Pénélope et les prétendants – 1912 ; Dante et Beatrice, 1915 ; MirandaLa Tempête (de Shakespeare), 1916. Il meurt chez lui, victime d'un cancer de foie, en 1917.

Juliet or The blue necklace,

 

Description

Le tableau est d’abord remarquable par sa composition : Juliette, de profil, saisie en plan américain occupe le premier plan, à sa droite, au second plan : un cours d’eau et les parapets des digues qui le contiennent. La scène n’offre pour tout horizon que les murs des maisons qui enserrent Juliette. Derrière la jeune fille (à droite pour le spectateur) un pont de pierre enjambe le cours d’eau. Juste au dessus de sa tête, on distingue un petit fragment de ciel entre deux maisons. Dans ce décor un peu oppressant, Juliette est seule, elle se dirige vers la gauche mais le peintre semble l’avoir saisie comme figée dans un moment d’hésitation. Peter Trippi[1] y voit une caractéristique de l’art de Waterhouse qui, selon lui, évitait « toute forme d’action énergique au profit d’une immobilité qui exprimait les moments clés du récit. »

Juliette porte la main à son collier, un bijou composé de perles bleues, le sous-titre du tableau the « Blue necklace » ainsi que son positionnement il est au centre du tableau à la croisée des deux diagonales en font un objet emblématique. Juliette est une jolie jeune femme brune dont le modèle demeure mystérieux. Waterhouse était un peintre secret qui n’a laissé ni journal ni correspondance suivie, seules quelques notes permettent d’identifier ses modèles. Néanmoins, comme le fait remarquer Peter Trippi[2] « Dans la tradition académique, il dépassait [les] particularités [de ses modèles] pour créer son propre type de beauté féminine idéalisée, reconnaissable au premier coup d’œil. » Juliette est la parfaite incarnation de cette beauté idéalisée : teint pâle, rehaussé d’une légère carnation rosée, œil mélancolique, opulente chevelure brune. Elle est vêtue d’une robe rouge et blanche, un fin diadème doré orne et retient sa chevelure. Vêtements et parures discrètes signent la noblesse de la jeune femme.

La composition générale du tableau est des plus simples : les horizontales (fleuve, parapets), murs des maisons dominent. La silhouette de Juliette, prolongée par le fragment de ciel bleu au dessus de viennent trancher verticalement sur ces parallèles.

 

Eléments d’interprétation

 

Il n’y a dans le pièce de Shakespeare qu’un seul moment où Juliette ait pu circuler seule dans Vérone, ce sont les instants qui font suite à la scène que nous avons étudiée. Les conventions de l’époque faisaient qu’une jeune femme de la noblesse ne pouvait sortir de chez elle sans être accompagnée. Mais voilà que Juliette est seule, sa nourrice, celle qui depuis le début lui a servi de confidente et d’adjuvant, vient de la trahir : « Entre toi et mon cœur, a conclu Juliette, il y a rupture ». Elle ne peut compter que sur le frère Laurent et sur elle-même. C’est donc seule qu’elle fait le déplacement jusqu’à la cellule du frère. Et c’est ce moment intensément dramatique que Waterhouse choisit de représenter.

On comprend dès lors le moment d’hésitation que peut éprouver l’héroïne, elle a certes opté pour la rupture mais une telle rupture ne peut se faire sans appréhension. C’est à sa famille, à son univers social et à son enfance qu’il lui faut dire adieu et, si l’on entre dans les vues du Destin, c’est à la vie elle-même qu’elle tourne le dos. Waterhouse a parfaitement intégré toutes les données du problème qu’il condense avec habileté dans une scène très dépouillée mais très signifiante. Elizabeth PretteJohn fait remarquer que Waterhouse « est capable de dramatiser un récit pictural avec une telle clarté qu’il le rend immédiatement intelligible, si complexes que soient ses connotations littéraires ou ses messages secrets. »[3]

 

L’omniprésence de la pierre symbolise le carcan qu’ont érigé les deux maisons rivales autour de nos deux amoureux. Ce sont les vieilles familles de Vérone qui ont construit la ville : la pierre, les maisons sont donc l’œuvre des pères. Le tableau scinde cet univers de pierre en séries de deux ensembles eux même symboliques (de l’antagonisme Capulet / Montague) : il y a deux maisons, à l’arrière plan, deux rives qu’un pont de pierre fait se rejoindre. On peut y déceler la représentation métaphorique du mariage de Roméo et Juliette – qui ont uni les maisons Montague et Capulet ‑mais il est à noter que Juliette lui tourne le dos, leur mariage est derrière elle, inavouable. Sa nourrice vient même de l’inciter à l’ignorer. Est-ce le souvenir de son union à Roméo qu’elle invoque pour se donner la force de continuer ?

Les eaux du fleuve, derrière Juliette viennent nous rappeler une association récurrente dans l’œuvre du peintre. La femme l’eau la mort s’allient en un balai que la fin de siècle n’a de cesse de mettre en scène à travers les figures d’Ophélie, de la dame de Shalott, des sirènes ou des naïades qui attirent Hylas au fond de l’eau. Waterhouse a abordé ou abordera tous ces motifs. L’eau, symbole féminin est aussi celui d’une attraction fatale. Le fleuve derrière Juliette rappelle donc ce thème de la mort – les eaux du Styx ‑mais il est aussi une image du destin en marche. Juliette va ici a contrario du courant qu’elle semble remonter, la direction que le peintre lui assigne – elle va vers la gauche – contrarie nos habitudes de lecture et rend plus perceptible la difficulté de l’entreprise. En se rendant chez frère Laurence elle tente l’effort ultime qui lui permettrait de rejoindre celui qu’elle aime.

Mais les signes funestes se multiplient. Ce pont qu’ont construit Roméo et Juliette par leur mariage ressemble à une bouche d’ombre où le fleuve va s’engloutir, dans sa partie supérieure, il conduit au ciel qui n’est lui même qu’un petit rectangle pâle à peine visible et le décor de pierre préfigure les murs du tombeau qui attendent la jeune fille.

La dimension tragique du personnage nous apparaît dès lors d’une façon particulièrement intense : le décor rugueux, minéral fait ressortir sa jeunesse et sa fragilité. La robe rouge et blanche symbolise les contradictions de l’héroïne : malgré son jeune âge, elle est une femme mariée qui a connu l’amour – l’une des scènes les plus touchantes de la pièce est la scène dite du « rossignol » où les deux amants se disent adieu après une nuit d’amour. Si le rouge est la couleur du désir, elle est aussi celle de la terre et de la chair. Dans la tradition picturale occidentale il n’est pas rare de voir la vierge Marie vêtue de rouge et de bleu, les deux couleurs renvoyant à sa double nature (terrestre et divine). Le blanc de la robe de Juliette rappelle la jeunesse et la pureté du personnage, il est peut être aussi le signe annonciateur du linceul.

Le moment d’hésitation que saisit le peintre a tout du fameux dilemme tragique. Les signes funestes se sont multipliés dans la pièce et il est normal que Juliette hésite à faire face à son destin. Elle triture machinalement un énigmatique collier de perles dont la couleur rappelle celle du des eaux du fleuve. Il n’est pas fait mention de l’objet dans la pièce de Shakespeare ; Waterhouse semble néanmoins vouloir lui conférer une signification particulière. La perle est traditionnellement associée à Vénus – à l’amour donc. Par sa couleur elle rappelle aussi la lune et renvoie à la féminité. Le dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrandt nous apprend que, « précieuse », elle « symbolise le royaume des cieux ». La perle est pure« parce qu’elle est réputée sans défaut, qu’elle est blanche, que le fait d’être tirée d’une eau fangeuse  ou d’une coquille grossière l’altère pas. »

C’est sans doute sur la dénaturation de sa couleur habituelle que Waterhouse attire notre attention, y compris dans le titre. La perle dont il fait ici état n’est pas celle qui symbolise le royaume des cieux. La religion de Juliette n’est pas celle du christ, elle lui est antérieure. Toujours selon chevalier et Gheerbrandt, la perle joue « un rôle de centre mystique », « elle ressemble, poursuivent-ils plus loin, à l’homme sphérique de Platon, image de la perfection et des fins de l’homme » Juliette fait le choix, au mépris des conventions, de rejoindre Roméo de reformer l’androgyne qui leur préexistait. Sa solitude n’est donc que temporaire et dans le fleuve du destin, par-delà la mort, elle finira par retrouver celui qu’elle aime. Il n’est pour les amants de plénitude possible que dans cette eau qui est aussi la mort.

 

Le tableau de Waterhouse illustre donc parfaitement, cet instant particulièrement tragique où Juliette, à la croisée des chemins, décide de contrevenir aux normes familiales et sociales. Il manifeste, comme le signalait Elizabeth Prettejohn, un sens et une compréhension des enjeux du texte particulièrement affûtés. On pourra en guise d’ouverture montrer aux élèves d’autres représentations tirées de l’univers de Shakespeare, Waterhouse s’est emparé par deux fois du personnage de Miranda dans La Tempête (en 1875 et en 1916) la comparaison des deux tableaux pourra faire ressortir l’inclination grandissante du peintre envers le romantisme. Sa Marianne dans le midi de 1887, traduit par ailleurs une parfaite intelligence du personnage qui apparaît dans la comédie, Mesure pour Mesure.

 

Peter Trippi, Elizabeth Prettejohn, Robert Upstone, J. W. Waterhouse, 1849-1917 : le préraphaélite moderne, Ed. BAI, 2009.

Peter Trippi, J. W. Waterhouse, Phaidon, 2004.

Anthony Hobson, J. W. Waterhouse, Phaidon, 1992.



[1] J.W. Waterhouse, le préraphaélite moderne, PHAIDON, 2011.

[2] Ibid.

[3] Ibid.


mercredi 22 juin 2016

Daisy Christodoulou montre l'importance des savoirs

http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2015/05/29/31003-20150529ARTFIG00340-ecole-l-idee-que-le-savoir-n-a-plus-d-importance-est-le-plus-grand-mythe-des-pedagogues.php
Un ouvrage que j'espère voir bientôt traduit!

L'Île au trésor roman mythique

Je me suis parfois demandé si L’Île au trésor n’était pas la parfaite illustration de la boutade de Mark Twain au sujet des classiques : « Un classique est un livre que tout le monde veut avoir lu mais que personne ne veut lire. » J’ai dû, dans ma carrière d’enseignant, le faire étudier une fois à des classes de cinquième modérément motivées- c’était en 1986 ou 1987. J’ai rarement eu depuis le bonheur d’enseigner en cinquième et, lorsque cela s’est produit, j’ai plutôt choisi d’orienter la curiosité de mes élèves sur le Vendredi de Michel Tournier ou sur L’Appel de la forêt.
J’ai très peu souvent rencontré de collègue qui fasse étudier L’Île au trésor et ceux qui l’avaient fait ne manifestaient – comme moi, à ma grande honte – qu’un enthousiasme tout relatif. C’est un roman dont on recommande volontiers la lecture mais qu’au fond on n’étudie peu. C’est un roman d’aventures, genre un peu désuet s’il en est, c’est un roman sans femme – voyez avec quelle jubilation, Stevenson évoque (dans l’essai intitulé « Mon premier roman » ) la façon dont lui-même et son jeune beau fils, expédient la femme hors de l’intrigue pour ne pas ralentir le rythme par d’inutiles considérations sentimentales.
Et pourtant c’est un roman essentiel, Dominique Fernandez, dans L’Art de raconter, propose de ce roman l’une des lectures les plus intelligentes qui en ait été faite : le roman d’aventures, rappelle-t-il est « la forme naturelle » du roman et « pour cette raison », « la plus difficile à réussir. » Et d’évoquer ensuite le génie de conteur de Stevenson qui n’eut guère de rival en littérature selon lui que Stendhal.
Mais là où semble-t-il, Fernandez se manifeste  le plus clairvoyant, c’est lorsqu’il montre que le géni de Stevenson est d’avoir confié la narration à Jim Hawkins, un garçon de treize, quatorze ans : encore très jeune, que tout attire, intrigue et surprend :
« Le heurt de la canne de l'aveugle sur le sol gelé rend un son que j'appellerais « fondamental » : qui nous fait vibrer, nous, d'une émotion extraordinaire, et que nous n'oublierons jamais, pas tellement parce que cette canne est celle d'un criminel endurci et que la vie du jeune héros se trouve soudain en danger, mais parce que le son de cette canne est le premier son qui s'imprime dans la mémoire de Jim, il l'accompagnera toute sa vie, comme il nous accompagne, nous, les lecteurs ; […] et, comme toutes les premières impressions, celle-ci le poursuivra toujours, comme elle nous hante, nous autres, encore aujourd'hui. »
La vigueur du style de Stevenson tient effectivement au caractère frappant des perceptions visuelles et auditives qui nous font entrer de plein pied dans l’univers de marins, de pirates et d’auberges désolées du XVIIIe siècle. Et c’est pourquoi je m’étonne qu’on n’étudie pas davantage Stevenson car c’est un merveilleux maître d’écriture. Les conseils qu’il prodigue d’ailleurs dans ses Essais sur l’art de la fiction montrent d’ailleurs à quel point il était parfaitement conscient de ses effets.
Je crois que ce sont ces considérations toutes personnelles qui m’ont conduit à vouloir abréger le roman de Stevenson : voilà l’un des romans les plus essentiels de notre littérature qu’on lit, semble-t-il, très peu pour les mauvaises raisons exposés ci-dessus mais aussi parce que l’aventure y serait un peu poussive et certaines péripéties interminables, pour reprendre l’objection d’un collègue. Comme Dumas Stevenson se serait empâté avec l’âge. C’est à ce dernier reproche que nous avons été sensibles. Et notre édition abrégée s’est efforcée de conserver la force du roman tout en précipitant certaine péripéties de manière à le rendre plus acceptable pour des lecteurs nourris à l’aune des scènes précipités d’Indiana Jones.
La double trahison de la traduction et de l’adaptation peut-elle rendre justice à l’art du fabuleux conteur ? Nous l’espérons : Jim Hawkins conserve, dans notre version, la fraicheur de ses treize ans et ses foucades d’apprenti aventurier ; je mettrais d’ailleurs volontiers au défi quiconque n’a pas lu L’Île au trésor depuis quelques années de trouver les coupes dont je me suis rendu coupable.
Mieux qu’un classique ordinaire, L’Île au trésor a très vite accédé au rang de mythe. On ne saurait considérer le Moonfleet de James Meade Falkner comme une réécriture mais il y a, dans ce roman d’aventures, à tout le moins, hommage. Même technique narrative, même héros jeune et déterminé, mêmes thématiques. Et si nous signalons ce roman c’est parce que la fortune de Stevenson au cinéma est loin d’être évidente.
Alors que le Moonfleet de Falkner devait inspirer le génial Contrebandiers de Moonfleet à
Fritz Lang, L’Île au trésor subit de nombreuses adaptations, sans qu’il soit possible d’identifier une seule version à la hauteur du roman. C’est peut-être la première, celle de Victor Flemming (1934) qui dessert le mieux l’histoire de Stevenson même si le filme souffre de cet excès de longs plans statiques qui sont la marque des débuts du cinéma parlant. L’interprétation d’Orson Welles – Long John Silver dans le film de John Hough en 1972 –  séduira les inconditionnels de l’acteur qui trouve ici un rôle à sa démesure.
Falkner ne fut pas le seul à rendre hommage à Stevenson puisque le romancier Björn Larsson devait s’emparer du personnage de Long John Silver pour lui faire raconter ses aventures de pirates antérieures à sa carrière de tavernier sur le port de Bristol où Jim Hawkins le rencontre pour la première fois. Le roman est brillant, un brin désenchanté mais les clins d’œil au livre de Stevenson sont un régal – Long John Silver conçoit sa narration comme une sorte de réponse à celle de Jim.
Ce sont toutefois les scénaristes et dessinateurs de BD qui rendent au roman de Stevenson le plus bel hommage. Et, à tout seigneur tout honneur, c’est par L’Île au trésor d’Hugo Pratt que nous commencerons.
Dans l’édition Casterman, qui réunit les deux adaptations que Pratt a réalisées de Stevenson (L’Île au trésor et Enlevé ! – première partie des aventures de David Balfour) Hugo Pratt explique, dans une préface,  les liens affectifs qui l’unissent à ce récit. Comme Hawkins, Pratt devait perdre son père très jeune et, si l’on en croit l’anecdote qu’il mentionne, le dernier cadeau que devait lui faire ce père trop tôt disparu fut précisément une édition de L’Île au trésor. Dans le style expressionniste et romantique qui le caractérise, Hugo Pratt met en scène le roman de façon tout à fait saisissante : l’apparition de Billy Bonnes, par exemple, visage squelettique qui s’approche pour envahir le cadre n’est peut-être pas extrêmement fidèle à la narration de Jim Hawkins mais elle rend l’esprit de l’épisode qui insiste sur le caractère à la fois excessif et intrusif du vieux loup de mer.
Si la BD de Pratt reflète le géni de son auteur, le scénario procède à des coupes qui simplifient l’intrigue et nuisent à la crédibilité des caractères. On ne pourra pas faire ce reproche à l’adaptation en trois tomes de David Chauvel et Fred Simon, publiée cette année dans la collection « Mille Bulles » de L’école des loisirs. Les auteurs suivent scrupuleusement l’intrigue du romancier et livrent un dessin soigné et documentée plus proche, par son esthétique de la ligne claire que de l’expressionisme prattien mais qui saura attirer l’attention du professeur de français désireux d’initier ses élèves au langage de l’image. Cadrages (parfois même absence de cadre) et angles de vue sont pensés dans le but de restituer au mieux le dynamisme de la narration et l’atmosphère exotique du roman.
Avec Long John Silver, Xavier Dorison et Matthieu Lauffray utilisent le personnage de Stevenson dans une série qui renoue avec la tradition du roman d’aventures, le scénario soigné introduit de façon convaincante une héroïne séduisante (Lady Vivian Hastings) et les planches inventives, intégrant parfois de magnifiques plans d’ensemble, font de cette BD une parfaite réussite esthétique et dramatique.
Notons pour terminer que le récent Stevenson, le pirate intérieur de Rodolphe (scénariste) et René Follet (dessinateur) ne constitue pas la moins originale des entreprises ici décrites. Il s’agit d’une biographie de Stevenson qui restitue tout en finesse le parcours d’un écrivain qui n’eut de cesse de combattre la mort incarnée, dans le scénario, par le terrible Long John Silver, issu des rêves de son auteur, écarlate et menaçant à souhait. Le dessin qui élide le trait inscrit la figure de Stevenson dans une fluidité qui rappelle le romantisme de son imaginaire, l’évanescence des rêves qui ont donné naissance à son œuvre. L’entreprise pourrait faire penser – sur le mode graphique – à l’intéressante entreprise biographique d’Hervé Jubert qui, il y a quelques années confiait le soin de rédiger la vie de l’auteur, à la mort elle-même
On le voit, Stevenson et L’Île au trésor n’ont cessé et ne cessent d’inspirer. Les romanciers – nous n’avons pas ici les Hammett et Le Clézio qui ont aussi puisé la matière de certaines de leurs œuvres dans le roman de Stevenson , les cinéastes, les scénaristes de BD font revivre avec une belle constance les personnages de Stevenson et l’intrigue de son roman, simple certes mais exemplaire, comme le sont les mythes.

Avec, par ordre d’apparition :
Robert Louis Stevenson, Essais sur l’art de la fiction, Petit bibliothèque Payot, 1992.
Dominique Fernandez, L’Art de raconter, Le Livre de poche, 2008.
Robert Louis Stevenson, L’Île au trésor, l’école des loisirs, 2013.
John Meade Falkner, Moonfleet, Phébus, « Libretto », 2012.
Björn Larsson, Long John Silver, Le Livre de poche, 2001.
Hugo Pratt & Milo Milani, L’Île au trésor suivi de Enlevé !, Casterman, 2010.
David Chauvel & Fred Simon, L’Île au trésor, (3 volumes) « Mille bulles », l’école des loisirs, 2012-2013.
Xavier Dorison & Matthieu Lauffray, Long John Silver, (4 volumes) Dargaud, 2007-2013.
Rodolphe & René Follet, Stevenson, le pirate intérieur, Dargaud, 20013.

Hervé Jubert, Stevenson. L’Aventure !, Médium documents, l’école des loisirs, 2010.

samedi 28 mai 2016

"Agatha Christie, le chapitre disparu"

Un fait divers intrigant 

Avec Agatha Christie, le chapitre disparue, Brigitte Kernel s’empare de l’un des épisodes les plus controversés de la vie d’Agatha Christie – la disparition de la romancière déjà célèbre au début de l’hiver 1926 ‑ et donne partiellement raison à François Rivière(1) qui verra dans cette péripétie l’acte de vengeance d’une  femme bafouée à l’encontre de son mari le major Christie. Rappelons les fait : en décembre 1926, le cabriolet d’Agatha Christie qui a fait une sortie de route est retrouvé en pleine campagne non loin de Guilford,
à quelques dizaines de mètres du lac de Silent Pool. Son manteau – on est en plein hiver ‑ est retrouvé à l’arrière de la voiture. Quant à la propriétaire du véhicule, elle s’est comme évanouie dans la nature.

Toute l’Angleterre en émoi 


Toute l’Angleterre se passionne bientôt pour cette disparition qui concorde si bien avec l’univers de la romancière. Si Madame Christie vient d’accéder à la renommée avec Le Meurtre de Roger Ackroyd, sa vie personnelle et sentimentale vire au cauchemar. 1926 constituera toujours pour la créatrice d’Hercule Poirot une sorte d’anus horribilis : elle a perdu sa mère dans le courant du mois de mars et à la fin de l’été, son mari Archibald lui annonce son intention de divorcer pour se remarier avec sa secrétaire, Nancy Neele.

http://www.ecoledeslettres.fr/actualites/litteratures/roman-contemporain-litteratures/agatha-christie-chapitre-disparu-de-brigitte-kernel/

"Phrères" de Claire Barré

Une bonne idée ne suffit certes pas à faire un bon roman mais il en faut quand même une pour écrire une œuvre digne de ce nom. Et la bonne idée de Claire Barré avec son Phrères, c’est de saisir, en ouverture du roman, Roger Gilbert Lecomte et son ami Daumal un 19 mars 1925, jour au cours duquel les deux adolescents ont décidé de se donner la mort. La suite du roman nous renverra onze jours plus tôt pour  nous faire vivre les journées qui précèdent le suicide programmé des deux futurs poètes.

L’idée est astucieuse parce qu’elle met en avant le poids, le rôle, l’omniprésence de la mort dans la vie et par conséquent dans l’œuvre de ces deux figures mineures de la littérature française qui pourraient bien un jour, à l’image de leur vénéré modèle Gérard de Nerval, accéder au rang des maîtres incontournables. 

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Elaborer une progression en terminale L

L'existence d'un programme national, la réduction des horaires à deux heures et des programmes à deux domaines d'étude, la nécessaire préparation des épreuves du bac occultent souvent la possibilité de construire l'enseignement de littérature selon une progression réfléchie et cohérente qui tiennent compte des spécificités de l’année de terminale. La réforme appliquée en 2012, tout en diminuant le nombre et la nature des domaines d’étude a maintenu un coefficient 4 à la discipline – le coefficient est le même que celui attribué à l’histoire géographie –  lui conférant une importance qui bien souvent justifie la tentation du bachotage. La plupart du temps les deux œuvres au programme sont abordées successivement par le professeur qui grosso modo passe un peu plus de quatre mois sur la première et consacre autant de temps à la seconde. Rappelons que les IO invitent à « diversifier les situations d'expression écrite et orale, sans se limiter à celles qui permettront d'évaluer les élèves à l'examen de fin d'année » et qu’elles incitent le professeur à introduire dans son enseignement des méthodes et des contenus utiles aux formations post-bac.
Nous proposons ici un exemple de progression annuelle qui vise à briser la routine des deux séquences centrées chacune sur une œuvre et à diversifier les approches pour l'année à venir, nous expliciterons ensuite brièvement les raisons de nos choix.

Séquence 1 : Introduction aux études littéraires (3 à 4 h.)
Objectifs : définir le texte littéraire, situer les approches critiques qui peuvent en être réalisées.
Séquence 2 : Lire Madame Bovary
(14 à 15 h.)
Objectifs : connaître la genèse de Madame Bovary, lire le roman et en apprécier les enjeux littéraires, s'initier aux épreuves du baccalauréat.
Séquence 3 : Situer les œuvres au programme dans leurs contextes littéraires. (7 à 8 h.)
Objectifs: réaliser un exposé oral sur les auteurs et notions esthétiques, école artistiques et/ou littéraires susceptibles d'éclairer le projet et la dimension esthétiques des œuvres. Prendre des notes.
Séquence 4 : Lire Oedipe Roi
(9 à 10h.)
Objectifs : lire la pièce de Sophocle, comprendre ses enjeux esthétiques et idéologiques en fonction du contexte de sa production. S'entraîner à l'écrit du bac.
Séquence 5 : La réception d'une œuvre dérangeante. (7 à 8 h.)
Objectifs : appréhender la dimension scandaleuse de l’œuvre de Flaubert, reconstituer le procès intenté par le ministère public. S'initier à la synthèse de texte.
Séquence 6 : De la tragédie au film à
(12 à 13 h.)
Objectifs : s'initier au langage cinématographique, analyser la lecture que fait Pasolini de la tragédie antique. Interroger les choix mis en œuvre dans le processus d'adaptation.
Séquence 7 : Les objets d'études et leur intérêt sur le plan littéraire. (5 à 6h)
Objectifs : élargir la réflexion suscitée par les domaines d’études en s’appuyant sur d’autres exemples relevant des champs littéraire ou cinématographique patrimoniaux.



Les Brontë à Bruxelles

Le 21 avril 2016, on célébrera le bicentenaire de la naissance de Charlotte Brontë. La romancière est certes connue pour son célébrissime « Jane Eyre », mais aussi pour avoir été la sœur d’Emily, auteur d’un chef-d’œuvre absolu, «Les Hauts de Hurle-Vent ». La « Brontë Society », qui a son siège au Brontë Parsonage Museum d’Haworth (le presbytère de ce village du Yorkshire où les soeurs ont passé la majeure partie de leurs brèves existences), se prépare à célébrer l’événement en multipliant les initiatives : commémorations diverses, conférences et publications. Et les librairies anglaises placent sur leurs gondoles, au milieu des best-sellers, la dernière biographie de Charlotte due à la plume experte et plusieurs fois primée de Claire Harman.
Sur le continent, l’éditeur belge CFC-Éditions anticipe le bicentenaire en publiant une traduction d’une excellente étude d’Helen MacEwan, écrivain d’origine britannique et Bruxelloise d’adoption, Les Sœurs Brontë à Bruxelles. L’ouvrage revient sur les deux années passées par Charlotte à Bruxelles. En février 1842, cette dernière, accompagnée par sa cadette, la taciturne Emily, débarque dans la capitale belge pour y parfaire son français. Elle a l’intention d’ouvrir, dans les murs du presbytère de Haworth, une école pour jeunes filles, et est persuadée que l’enseignement du français pourrait y attirer les jeunes femmes de la bourgeoisie avoisinante.
L’ouvrage d’Helen MacEwan s’intéresse autant à la biographie des deux sœurs qu’à la ville de Bruxelles dans les années 1840. Une riche documentation iconographique illustre le propos et permet au lecteur de découvrir les lieux qui ont inspiré Villette, le dernier roman de Charlotte Brontë, considéré par beaucoup (dont Virginia Woolf) comme son chefd’œuvre. La ville de Villette est, en réalité, Bruxelles, et l’intrigue reprend sur le mode fantasmatique les errances sentimentales de l’auteur.

L'intégralité de l'article sur : 
http://www.ecoledeslettres.fr/actualites/arts/21670/

Réforme, la promotion du vide

Le véritable débat sur la réforme des collèges aura-t-il lieu ? Ou serons-nous, une fois de plus obligés d'accorder crédit à ces discours, dits scientifiques et qui assurent que l'élève apprend mieux seul ou en collaboration avec ses congénères qu'avec un professeur. 
Le problème est bien aujourd’hui de savoir comment faire accéder le plus grand nombre à la culture. Et contrairement aux idées reçues, aux modes pédagogiques – car il y a des modes en pédagogie, nous sommes par exemple actuellement dans l’ère de la collaboration - elle même née de la fascination pour les outils numériques - : priorité donc aux travaux de groupes, à la performance collective. Ce ne sont hélas pas quelques heures de travaux de groupes interdisciplinaires qui donneront à l'élève en difficulté des chances accrues de réussite.
C’est à nous professeurs, en tant qu’individus forts d’une expérience, d’une passion, de faire admettre, comprendre et si possible apprécier, la valeur de ce que nous enseignons. Chaque discipline est porteuse de points de repères essentiels pour la culture et la formation d’un être humain. Il faut savoir le rappeler. L’histoire nous donne le sens de la collectivité et du devenir  humains, une appréhension de la notion de progrès, le français peut procurer le sens de l’expression juste et précise, les bases de l’esthétique, faire accéder à la subtilité du texte littéraire, les maths confrontent à la logique et à l’abstraction, les langues apprennent à communiquer différemment mais aussi à voir le monde autrement.
Ce sont ces valeurs, ces directions inhérentes à chaque discipline qu’il convient de manifester. Il est des réformes – et celle qui est en cours en fait partie – qui semblent dire aux professeurs : « Vous ne connaissez pas votre métier, vous ne savez pas transmettre, il faut faire autrement. Vous ne savez pas intéresser vos élèves, il faut qu’ils soient actifs, productifs entre eux, effacez-vous, laissez-les faire… »
L’empereur Hadrien selon Marguerite Yourcenar disait fort bien entrevoir une société où il n’y aurait peut-être plus d’esclaves mais où l’esclavage prendrait la forme plus insidieuse du divertissement. Une société où les hommes seraient esclaves de leurs divertissements. Nous y sommes. Ce qui distingue aujourd’hui les élèves qui réussissent de ceux qui échouent, c’est que bien souvent ils ont été éduqués, soutenus par des familles qui elles-mêmes savent, la valeur et les conditions de l’effort intellectuel. Ceux qui échouent sont bien souvent livrés seuls aux divertissements innombrables que notre société de consommation a imaginés.
L’école peut-elle compenser ces différences de milieux familiaux ? C’est possible mais il nous faut sortir de cet univers carnavalesque qui fait croire à l’inversion des valeurs. Et ce n’est pas une réforme qui préconise le travail de groupe et l’interdisciplinarité, sous couverts de travaux en sciences de l’éducation irréfutables (et par là-même suspects) qui changera quoi que ce soit.
Il faut que Mateo sache qu’il ne trouvera pas la liberté livré seul à facebook ou aux émissions de télé-réalité qu’il peut voir et revoir sur les écrans de sa chambre. Il faut qu’il apprenne qu’intello n’est pas une insulte, mais un beau mot – dans sa forme complète, en tout cas ‑ qui renvoie à l’une des plus nobles facultés de l’être humain.
Éduquer n’est pas le seul fait de l’école, l’éducation résulte d’un consensus, d’une convention qui engage toutes les parties de la société. Or s’il est bien un élément consensuel dans notre société, c’est le « bien des enfants ». Mais ce bien passe-t-il par la consommation effrénée des gadgets, par la transformation de nos bambins en geeks ou supporters de Nabila ? Le consensus, s’il existait, devrait porter sur la valorisation de l’effort.
Et ce que je reprocherais à la philosophie de cette reforme c’est de faire passer l’effort au second plan. D'accorder la priorité, pour ce qui concerne le français par exemple, à l’expression orale. C’est bien l’oral, mais encore faut-il avoir quelque chose à dire ! Je lui reprocherais également de minimiser le recours au patrimoine littéraire – j’aime la littérature pour la jeunesse mais il me semble qu’un projet de programme qui concerne la nation ne devrait pas placer sur le même plan, tel roman historique d’un auteur de littérature jeunesse à la mode et Victor Hugo. Je lui reproche enfin de reléguer la grammaire : sous le couvert d’éviter « l’inflation terminologique », on verra donc encore dans les ESPE, comme anciennement dans les IUFM, des formateurs considérer que le mot « conjonction » est un gros mot.
Le programme précédent qui n’était pas sans défaut avait focalisé – un peu trop peut-être – l’attention des professeurs sur la grammaire. Non sans raison malgré tout. Car combien d’élèves aujourd’hui sont à même, en seconde, de lire une pièce de Racine, une fable de La Fontaine, un conte de Voltaire ? Qui enseigne dans un lycée non sélectif est amené à faire ce constat au quotidien. Lisons le texte avec la classe, déplaçons les pronoms ou les adverbes et le texte classique se fait lisible. L’élève qui n’a pas été habitué à jouer avec la grammaire par le biais d’exercices un peu fastidieux n’accèdera jamais à ces textes. Il lui manquera aussi au lycée un outil d’analyse fondamental pour la relecture de ses propres écrits, pour le commentaire des textes littéraires, pour l’apprentissage des autres langues.

Alors réformer, pourquoi pas ? Mais réformons en valorisant le sens de l’effort et en prenant appui sur l’expérience des professeurs qui sont une fois de plus dépités de constater en quelle estime est tenu leur savoir-faire. Je consacrerai peut-être un jour une chronique à décrire les absurdités qu'on s'ingénie à inculquer aux professeurs stagiaires, d'absurdes détours qui n'ont qu'une fonction : déconsidérer les savoirs pour promouvoir un enseignement du vide. Edifiant!

dimanche 21 février 2016

Les quatre musiciens de Brême

La bande dessinée constatait Serge Tisseron dans un essai devenu un référence , rassure, parce (et par ce) qu’elle contient. Les albums de Gerda Müller ont la même vertu : depuis plus de soixante ans – Gerda Muller fête ses 90 ans ce 21 février – ils égayent et réconfortent les petits au moment du coucher.
En rééditant quelques-uns des albums de cette grande dame de l’illustration, l’école des loisirs rend accessible une œuvre essentielle qui vaut par ses qualités esthétiques, son optimisme et la richesse de ses scenarii. Avec Les Quatre musiciens de Brême Gerda Müller adaptait une nouvelle fois un conte des frères Grimm.

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