Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

mardi 27 septembre 2016

Les âmes noires de Jim Thomson

De 1275 âmes à 1280 habitants

La petite ville de Pottsville, ses 1280 âmes et son chérif aussi truculent qu’amoral ont d’abord été portés à la connaissance du public français, en 1966, sous le titre 1275 âmes dans la mythique « Série noire » de chez Gallimard. Malgré la traduction hâtive et tronquée de Marcel Duhamel, le génie de l’auteur ne pouvait que sauter aux yeux des amateurs de littérature. La nouvelle traduction de 1275 âmes (titre original, Pop. 1280) a pour titre Potsville, 1280 habitants (1). Elle est due à Jean-Paul Gratias qui évite les écueils l’édition précédente puisqu’il rétablit le texte dans son intégralité ‑ Marcel Duhamel prenait des libertés avec le style de ses auteurs, il avait en outre gommé une scène qui ne lui semblait sans doute pas essentielle au déploiement de l’intrigue – et restitue à la petite ville de Pots les cinq habitants disparus qui avaient si fortement intrigués Jean-Bernard Pouy (1).
Tout en évitant l’argot outrancier qui était de rigueur dans la fameuse collection, Jean Paul Gratias parvient à rétablir la tonalité orale du roman de Thompson. Parce que 1275 âmes (ou Potsville, 1280 habitants) c’est d’abord une voie : celle de Nick Corey, le narrateur et chérif de la ville qui affirme ironiquement au début du roman qu’il a « déjà gagné [son] paradis sur terre » : salaire décent, confort maximal, le héros peut s’estimer heureux. Seulement voilà, les élections approchent et rien ne dit que Nick Corey sera reconduit dans son paradis.

Un « paradis » ombragé

Et puis le paradis comporte aussi ses zones d’ombres : il y a ces toilettes publiques qui laissent échapper leur pestilence sous les fenêtres du chérif ; il y a ces souteneurs qui se, moquent ouvertement du se son autorité et de sa personne ; il y a sa femme Myra, tyrannique et castratrice, acoquinée à celui qu’elle fait passer pour son frère et qui est sans doute son amant, le lamentable Lennie ; il y a Ken Lacey, chérif de la ville d’à côté qui, sous prétexte de conseiller Nick, lui administre de sévères corrections.
Toute l’intrigue de Pottsville 1280 habitants va donc consister à rétablir le héros dans sa dignité ‑ si tant est qu’il en ait une ‑ à du moins venger les offenses dont il est victime tout en manifestant une amoralité malicieuse. Le stratagème par lequel Nick résout le problème des toilettes inaugure sa manière. Sachant que l’un des principaux utilisateurs en est M. Dinwiddie, président de la banque, qui tous les matins y fait une halte, le chérif s’en va de nuit, bricoler l’estrade, déplacer « par-ci, par là, les lattes du plancher » Et le matin lorsque le directeur de la banque effectue sa station quotidienne aux toilettes publiques, le narrateur peut constater que les « planches ont cédé sous son poids, elles sont tombées dans la fosse et lui avec. Jusqu’au fond du trou à crotte qui se remplit depuis trente ans ».

Un univers carnavalesque

Cet épisode qui inaugure la longue série des actions du chérif est tout à fait représentatif de la tonalité de l’œuvre et de la démarche du héros. L’univers de Pottsville est un univers carnavalesque : c’est la revanche du faible sur l’oppresseur. Revanche amorale et jouissive que rien ne saurait arrêter.
Surtout pas les remords : la chute du notable Dinwiddie entrainera la destruction immédiate des toilettes nauséabondes et le narrateur bien que conscient d’avoir risqué la vie de l’honorable banquier se réjouit d’être considéré par lui comme le « seul homme capable de la ville ». L’épisode bouffon donne la mesure du personnage à mi-chemin entre Panurge et Monte-Cristo. C’est sans une once de remords qu’il débarrassera la ville de Pottsville des deux souteneurs mais aussi du mari de sa maîtresse, un chasseur ivrogne, violent et raciste, parfait représentant de ses petits blancs dégénérés qui font les délices d’Eskirne Caldwell ou de Faulkner : « Les deux charges de chevrotines, constate froidement le héros, ne lui règlent pas son compte sur le champ, mais il décline vite. Je veux qu’il reste encore en vie quelques secondes, le temps qu’il savoure les trois ou quatre coups de pieds que je lui balance à toute vitesse. Vous pourriez penser que ce n’est pas très gentil de flanquer des coups de pieds à un type en train de mourir, et c’est peut-être vrai. Mais ça fait longtemps que j’en avais envie, et jusqu’à maintenant, ça m’avait semblé trop risqué. »

Un figure parodique

Antihéros assumé, Nick Corey assassinera aussi un pauvre noir témoin de son crime et parviendra à éloigner son épouse et son pseudo-frère ainsi que sa maîtresse devenue trop embarrassante, il évincera son concurrent au poste de chérif et retrouvera, au mépris de toute morale, ses fonctions. Le Nick Corey de Jim Thompson est une figure parodique : comme l’Op de Dashiell Hammett (2) faisait le ménage dans une petite ville (Personville) il donne un « coup de torchon » (3) dans son royaume mais alors que le premier obéissait à des valeurs de justice et d’équité le second ne cherche, le clamant ironiquement, qu’à se maintenir dans le confort de son « paradis ».
Tout semble opposer ces deux figures du roman noir qui semblent condenser l’histoire du genre. L’Op est un être sans passé, une pure fonction narrative et dramatique : il agit, il raconte. Nick Corey est une sorte de piège littéraire : il ne passe pour un imbécile que pour mieux faire ressortir sa malignité. Et contrairement à l’Op il a un passé qui vient non pas l’excuser mais expliquer comment la violence se pérennise, comment le mal court.

L’origine du mal

Enfant maltraité, battu par son père le jour même où il vient fièrement lui présenter le premier prix de lecture qu’il a reçu à l’école, haï parce que, responsable en naissant de la mort de sa mère, Nick Correy conclut, à propos de son géniteur : « Il faut que je sois ce petit monstre là pour qu’il puisse vomir sa bile sur moi. Je ne lui en veux plus autant parce que j’ai vu beaucoup de gens assez semblables à lui. Des gens qui cherchent des réponses faciles aux grands problèmes. Des gens qui tiennent les Juifs ou les Noirs pour responsables de toutes les calamités qui leur tombent sur la tête. »
Philippe Noiret dans le rôle de Nick Correy, "Coup de torchon" de B. Tavernier, 1981.
On ne nait pas monstrueux, on le devient. Il n’y a dans l’univers de Jim Thompson pas d’exception à la banalité du mal. Et le héros n’a pas pour fonction, comme c’est le cas chez Hammett, de racheter la déréliction du monde. Oralité, anti héros, on n’a pas manqué de comparer Jim Thompson à Céline, s’il y a une certaine communauté d’esprit, il ne faut pas oublier que Jim Thompson a, un temps, adhéré au parti communiste ni qu’il fut avant tout un auteur de roman noir pour qui l’écriture avait essentiellement une fonction alimentaire, il n’y a jamais eu chez lui une quelconque recherche d’ordre esthétique. Idéologiquement, esthétiquement tout sépare donc les deux hommes qui ont eu peut-être pour point commun de se heurter aux turbulences de l’histoire, laquelle les a tous les deux conduits à une forme d’autodestruction. Jim Thompson a néanmoins eu le mérite d’en sortir avec honneur.

1. Jim Thompson, Pottsville, 1280 habitants, Rivages, 2016.
2. Dashiell Hammett, Moisson rouge, Série noire, 2009.
3. Jean-Bernard Pouy, 1280 âmes, Baleine, 2000.

4. Titre de l’adaptation du roman par Bertrand Tavernier, Philippe Noiret y incarnait Nick Corey.

vendredi 2 septembre 2016

Solitude de Juliette

Sur le thème de la solitude du personnage tragique, l’étude qui suit propose un commentaire de la scène 5 de l’acte III du Roméo et Juliette de Shakespeare, il s’agit d’un moment clé, celui où Juliette prend soudain pleinement conscience du tragique de sa situation puisqu’elle se voit abandonnée de tous. Le professeur de troisième pourra utiliser cet extrait pour initier ses élèves à l’exercice du commentaire, trop souvent déroutant pour l’élève de seconde. Il ne s’agit évidemment pas de faire produire un commentaire complet à une classe de troisième mais de faire observer une structure d’entrainer à la rédaction de paragraphes analytiques… Les nouveaux sujets de brevet n’étant plus guidé par une logique de la structuration en « axes de lecture », l’exercice n’en sera que plus utile. Le tableau de Waterhouse, intitulé Juliette ou Le Collier de perles bleues relève clairement de la problématique « art, mythes et religions » qu’on peut aborder en classe de troisième, dans le cadre de l’histoire des arts. Il s’agira de montrer comment un peintre de la fin du XIXe s’empare d’une figure mythique pour la revivifier et lui donner sens. Si l’œuvre de Waterhouse peut sembler familière aux élèves ses tableaux étant fréquemment convoqués pour illustrer les manuels, l’homme est peu connu et peu étudié, y compris dans les usuels, nous avons jugé bon de développer un peu sa biographie.

1. Etude de texte, extrait de Roméo et Juliette, III, 5, pp. 98-100, de « Ah, si vous ne vous mariez pas… » à la fin de la scène, éd. l’école des loisirs, 2006.

Pour faciliter les repérages dans le texte, nous avons numéroté les vers de 5 en 5, sans tenir compte des didascalies,.

 

Avec Roméo et Juliette Shakespeare module, sur le thème des amants malheureux, l’une des versions les plus poignantes de l’histoire littéraire. Le mythe existait avant Shakespeare, le dramaturge élisabéthain lui donne une forme et des accents inédits. Tragédie absolue, Roméo et Juliette n’entre évidemment pas dans les canons de la tragédie classique française, Shakespeare ne se soucie d’aucune sorte de règle, il subordonne son sens de la dramaturgie à l’effet recherché, il s’agit de manifester dans toute son absurdité l’horreur d’une société patriarcale qui a fondé son honneur sur la violence. Les Capulet et les Montague, deux nobles familles de Vérone sont ennemis de toute éternité, leurs héritiers respectifs Juliette et Roméo tombent amoureux l’un de l’autre et se marient secrètement. L’acte III voit l’action se précipiter : Roméo banni par le duc Escalus, pour avoir tué Tybaldt le cousin de Juliette a dû quitter Vérone. Juliette doit seule affronter ses parents qui ont décidé de la marier au comte Paris. Opposée à des adultes inflexibles, Juliette apparait de plus en plus seule et incarne la tragédie de la jeunesse meurtrie.

 

[1. Des adultes inflexibles et versatiles]

Le père de Juliette se montre particulièrement inflexible, et il ne cesse de la menacer des pires maux si elle refuse d’obéir à sa volonté. Les subordonnées hypothétiques dessinent une gradation (« si vous ne vous mariez pas… », « Si vous êtes ma fille… », « Si tu ne l’es plus… ») qui traduit le cheminement de son raisonnement : ne pas lui obéir c’est le désavouer et conséquemment s’exclure du cercle familial. Le menace est tantôt formulée au futur (« vous ne logerez plus avec moi », « jamais je ne te reconnaîtrai »), tantôt à l’impératif (à nouveau sous la forme d’une gradation, « va au diable, mendie, meurs de faim. ») : le futur présente les conséquences d’une désobéissance comme une certitude, l’impératif exprime une série de malédictions qui manifestent la fureur du vieux Capulet. Son mépris se traduit par le passage du vouvoiement au tutoiement (dans le texte anglais « you » devient « thou ») et l’utilisation de termes dépréciatifs : « Allez paître ou vous voudrez », Juliette se voit ainsi assimilée à une tête de bétail. Ce faisant Shakespeare rappelle malicieusement l’injustice qui frappe la femme dans cette société médiévale où elle sert de monnaie d’échange. L’attitude du père Capulet semble d’autant plus incompréhensible qu’on l’avait vu, dans la scène 2 de l’acte I, s’entretenir avec Paris et subordonner le mariage de sa fille au consentement de cette dernière.

Face à la supplication de Juliette (« Oh mère bien aimée, ne me rejetez pas »), le comportement de lady Capulet est tout aussi cassant : aux injonctions qu’elle profère (« Ne me parle plus.. », « Fais ce que tu voudras… ») succèdent des constats au présent d’énonciation : « je n’ai rien à te dire », « entre toi et moi, tout est fini ». Alors que le père laisse à Juliette le temps de la réflexion, sa mère rompt immédiatement le dialogue, mettant en acte les menaces du père. Le spectateur voit se concrétiser en cet instant une difficulté relationnelle qui transparaissait déjà quelques scènes plus tôt (I, 3) : lorsqu’il s’agissait d’entretenir Juliette de son futur mariage, lady Capulet ne pouvait se résoudre à le faire seule et invitait la nourrice à assister à l’entretien.

Juliette se tourne alors tout naturellement vers sa nourrice, la confidente de toujours, mais son attitude s’avère tout aussi décevante puisque, contre toute attente, elle lui conseille d’épouser le comte. Son raisonnement se veut pragmatique, puisque Roméo ne peut désormais visiter Juliette qu’à la dérobée (v. 24) et que ce mariage ne peut que lui « être bon à rien », autant épouser le comte Paris. L’« aimable gentilhomme » vaut mieux que ce « torchon » de Roméo. La nourrice ne perçoit sans doute pas à quel point ses paroles peuvent heurter Juliette qui n’en croit pas ses oreilles. Elle feint toutefois la repentance et dans le monologue final laisse transparaître ses sentiments, traitant la nourrice de « vieille damnée », d’« abominable démon » (v. 43) et soulignant l’incohérence de la vieille femme en utilisant l’antithèse « ravaler » / « exalté » qui traduit parfaitement son inconséquence.

 

[2 La solitude de Juliette]

A l’issue de cette scène la solitude de Juliette est extrême : mise en demeure d’épouser le comte Paris qu’elle réprouve, elle se retrouve seule, confrontée à une situation sans issue.

Le mouvement de la scène manifeste cet isolement progressif dont l’héroïne est victime, les didascalies se résument à une succession de « Il (Elle) sort ». Tous ses proches lui tournent le dos, la laissant de façon de façon symbolique, la fin de cet acte, seule en scène.

Cette solitude, Juliette la pressent, puisque qu’avant de s’adresser à sa mère, elle se retrouve déjà en situation de monologue « N’y a-t-il pas de pitié, planant dans les nuages, /qui voie au fond de ma douleur ? » (v. 10). Elle en appelle à Dieu, métonymiquement désigné par la pitié avant de prier sa mère de « simplement » repousser ce mariage. Juliette voudrait obtenir ne serait-ce qu’un délai qui lui permette de se retourner pou faire face à cette situation nouvelle.

Elle presse alors sa nourrice de l’aider : « Console-moi ! Conseille-moi ! » (v. 19). Les impératifs traduisent la nécessité dans laquelle, elle se trouve. Le cynisme de la nourrice n’en paraît que plus révoltant et l’on comprend la réaction de Juliette. « Tu m’as merveilleusement consolé », constate-t-elle ironiquement. Dès cet instant, le ton a changé et Juliette est déterminée à agir par elle-même. En quelques secondes elle a pris la décision de recourir aux bons soins de frère Laurent. Et le spectateur comprend que l’absolution à laquelle elle prétend aspirer n’est qu’une ruse.

Dans le monologue final où elle peut laisser éclater ses sentiments, Juliette explicite les griefs qu’elle a désormais contre sa nourrice : « Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que je me parjure / Ou de ravaler mon seigneur de cette même bouche / Qui l’a exalté au-dessus de toute comparaison. » (v. 44-46). Elle s’indigne contre l’inconséquence de cette femme qui l’a aidé à épouser Roméo et qui l’engage à trahir l’un des sacrements de l’église.

 

[3. Une héroïne tragique}

Juliette apparait bien comme une héroïne tragique : prise au piège d’une situation sans issue, elle ne dispose que de ses seules forces pour lutter et semble victime d’une manipulation tragique.

Rejetée de tous, Juliette s’est lancée seule sur des chemins d’infortune. Mariée à Roméo qu’elle ne peut appeler à son aide puisqu’il est banni. Elle constate d’abord le retournement de son père. « Laissons deux été encore se flétrir dans leur orgueil, / Avant de la juger digne pour le mariage », conseillait-il (p. 18) au comte Paris. Or voilà que tout à coup il change d’avis et va même jusqu’à précipiter le mariage. Tel un agent du destin il semble vouloir conduire Juliette à sa ruine. L’attitude de Lady Capulet est tout aussi étrange. Juliette lui fait entrevoir la possibilité de sa mort prochaine : si on persiste à vouloir ainsi la marier, elle l’enjoint à dresser « le lit nuptial / Dans le sombre monument où Tybaldt repose. » Avec la périphrase qui évoque la mort récente de son cousin, Juliette espère susciter une réaction de compassion chez sa mère. Or il n’en est rien.

Juliette se trouve donc confrontée à l’étrange inflexibilité de ses parents et à la trahison de sa nourrice. « Se peut-il, s’écrie-t-elle, que le ciel tende de pareils pièges / à une créature aussi frêle que moi ? » François-Victor Hugo a choisi de traduite l’anglais « stratagem » par « piège », les deux mots sont éloquents, le « Ciel » et toute sa puissance s’acharnent à détruire celle qui se définit en tant que « frêle créature ». N’est-ce pas là l’essence du tragique ?

Et si piège il y a, il est bien infernal car Juliette est prise au cœur d’un dilemme. Elle ne balance pas, ainsi que pourrait le faire croire le conseil grossier de la nourrice entre se marier à Paris et rester fidèle à Roméo. « Entre toi et mon cœur, conclut Juliette dans son monologue, il y a désormais rupture. » Pas une seconde elle n’envisage de porter crédit au conseil de la nourrice qui est à la fois parjure et ignominie. Son dilemme consisterait plutôt à avouer ou ne pas avouer son mariage secret à ses parents.

Mais ces derniers lui ont déjà semble-t-il fermé les portes. « Si vous êtres ma fille, lui assenait son père, je vous donnerai à mon ami » (v. 1). Il se trouve elle a déjà fait le choix de l’ennemi, elle n’est donc plus la fille de son père, plus digne de l’héritage des Capulet. Comment dès lors pourrait-elle annoncer à son père qu’elle a épousé son ennemi ? La tragédie de Juliette est la tragédie d’une parole qui s’enferme, d’une vérité indicible parce que contraire à la coutume.

Juliette est bien victime d’un stratagème, qu’il vienne, comme elle le pense, du ciel ou d’un calcul de ses parents. La mécanique tragique est enclenchée et la jeune héroïne n’a d’autre ressource que de confirmer l’amour et le lien qui l’unissent à Roméo.

 

Conflit de génération, solitude, tragédie de l’innocence confrontée à la machine infernale d’une société coercitive, tout conduit les jeunes héros au drame. Leur mort sera d’autant plus absurde qu’il était mille moyens de l’éviter mais l’essence du tragique n’est-elle pas de manifester le caractère illusoire de la liberté humaine ? Shakespeare, mieux qu’aucun autre a su dompter les rouages de cette machine à broyer les destinées qu’est la tragédie, de Roméo et Juliette à Macbeth son théâtre module toutes les voies de la folie humaine.

2. Waterhouse

John William Waterhouse était sans doute prédestiné à la peinture puisque ses deux parents, d’origine britannique, étaient eux-mêmes peintres. Il nait à Rome en 1849 et suit ses parents qui ont décidé de rentrer en Angleterre en 1854. Sa mère décède trois ans plus tard de la tuberculose et son père se remarie en 1860. Il reçoit une éducation classique dans une école de Leeds – sa famille paternelle était originaire du Yorkshire ‑ que ses biographes ne sont pas parvenus à identifier. Pendant ses neuf années d’étude, sa famille occupe différents logements dans le quartier de Kensington et lorsqu’il revient à Londres, le jeune John William que tout le monde surnomme « Nino » travaille avec son père avant d’être admis comme étudiant en sculpture à l’école de la Royal Academy. Ses premières expositions à la Society of british artists manifestent l’influence de peintres néo classiques comme Alma-Tadema et Frederick Leighton.

Ses toiles sont remarquées et la première de ses œuvres acceptée par la Royal Academy pour son exposition estivale annuelle est une scène mythologique et allégorique, Le Sommeil et sa demi-sœur, La Mort. En 1877, il voyage en Italie, visite Pompéi sous le charme de laquelle il tombe, il produit alors des scènes de genre inspirées de l’antiquité. Waterhouse qui est désormais un peintre reconnu épouse Maria Kenworthy – elle-même peintre – en 1883, la même année, l’un de ses tableaux antiques, Les Favoris de l’empereur Honorius est acheté par l’Art Gallery of South Australia.

Le jeune couple s’installe non loin de Primrose Hill au nord-ouest de Londres, où Waterhouse a loué un atelier, son penchant pour l’occultisme et les rites magiques s’affirme dans les grandes œuvres qu’il peint entre 1884 et 1887 (La Visite à l’oracle, Sainte-Eulalie, Le Cercle). Ces peintures dramatiques accroissent son prestige et lui valent d’être associés à la Royal Academy où il donnera désormais des cours de façon ponctuelle. Sa Mariamne, toile de grand format qui représente la martyre juive (1888), est primée aux expositions universelles de Paris, Chicago et Bruxelles.

Avec La Dame de Shalott – qui constitue probablement sa toile la plus connue – Waterhouse reprend les thèmes d’inspiration préraphaélites. Le tableau illustre le fameux poème de Tennyson et fait écho à l’Ophélie de Millais (exposée à Londres en 1886), le motif décadent de la femme associée à l’eau et à la mort ne va cesser de le hanter, il reprendra deux fois le motif de la Dame de Shalott en 1894 et 1914) et proposera sa propre version d’Ophélie en 1889. L’échec de ce tableau qu’il ne parvient pas à vendre, la mort de son père l’année suivante le conduiront à modifier son inspiration et sa technique.

Après un nouveau voyage en Italie, il s’appuie sur les classiques antiques pour composer des scènes colorées qui vont remporter de grands succès : Ulysse et les Sirènes (1891), Circé offrant la coupe à Ulysse (1892)…

Sa Sainte-Cécile, présentée en 1895 reçoit des critiques un accueil favorable, ces derniers voient en lui une sorte d’héritier naturel des préraphaélites dont les principaux instigateurs viennent de mourir (Burne Jones, Millais). Il est élu académicien la même année et siégera au comité directeur jusqu’en 1911. En 1897 son Hylas et les nymphes crée l’événement lors de l’exposition à la Royal Academy, il y met en scène de façon saisissante la fatale attraction érotique des jeunes femmes sur le compagnon d’Hercule.

Durant ses dernières années, il ne cesse de peindre, les portraits féminins constituant l’essentiel de sa production. Un modèle qu’on n’a jamais pu identifier de façon certaines y apparaît plus de soixante fois, il pourrait s’agit d’une certaine Muriel Foster. C’est la désaffection des critiques pour les illustrations de récit qui  conduit Waterhouse à réaliser des portraits de femmes dans un cadre champêtre. Il revient néanmoins vers la fin de sa vie à aux œuvres et mythes littéraires (Pénélope et les prétendants – 1912 ; Dante et Beatrice, 1915 ; MirandaLa Tempête (de Shakespeare), 1916. Il meurt chez lui, victime d'un cancer de foie, en 1917.

Juliet or The blue necklace,

 

Description

Le tableau est d’abord remarquable par sa composition : Juliette, de profil, saisie en plan américain occupe le premier plan, à sa droite, au second plan : un cours d’eau et les parapets des digues qui le contiennent. La scène n’offre pour tout horizon que les murs des maisons qui enserrent Juliette. Derrière la jeune fille (à droite pour le spectateur) un pont de pierre enjambe le cours d’eau. Juste au dessus de sa tête, on distingue un petit fragment de ciel entre deux maisons. Dans ce décor un peu oppressant, Juliette est seule, elle se dirige vers la gauche mais le peintre semble l’avoir saisie comme figée dans un moment d’hésitation. Peter Trippi[1] y voit une caractéristique de l’art de Waterhouse qui, selon lui, évitait « toute forme d’action énergique au profit d’une immobilité qui exprimait les moments clés du récit. »

Juliette porte la main à son collier, un bijou composé de perles bleues, le sous-titre du tableau the « Blue necklace » ainsi que son positionnement il est au centre du tableau à la croisée des deux diagonales en font un objet emblématique. Juliette est une jolie jeune femme brune dont le modèle demeure mystérieux. Waterhouse était un peintre secret qui n’a laissé ni journal ni correspondance suivie, seules quelques notes permettent d’identifier ses modèles. Néanmoins, comme le fait remarquer Peter Trippi[2] « Dans la tradition académique, il dépassait [les] particularités [de ses modèles] pour créer son propre type de beauté féminine idéalisée, reconnaissable au premier coup d’œil. » Juliette est la parfaite incarnation de cette beauté idéalisée : teint pâle, rehaussé d’une légère carnation rosée, œil mélancolique, opulente chevelure brune. Elle est vêtue d’une robe rouge et blanche, un fin diadème doré orne et retient sa chevelure. Vêtements et parures discrètes signent la noblesse de la jeune femme.

La composition générale du tableau est des plus simples : les horizontales (fleuve, parapets), murs des maisons dominent. La silhouette de Juliette, prolongée par le fragment de ciel bleu au dessus de viennent trancher verticalement sur ces parallèles.

 

Eléments d’interprétation

 

Il n’y a dans le pièce de Shakespeare qu’un seul moment où Juliette ait pu circuler seule dans Vérone, ce sont les instants qui font suite à la scène que nous avons étudiée. Les conventions de l’époque faisaient qu’une jeune femme de la noblesse ne pouvait sortir de chez elle sans être accompagnée. Mais voilà que Juliette est seule, sa nourrice, celle qui depuis le début lui a servi de confidente et d’adjuvant, vient de la trahir : « Entre toi et mon cœur, a conclu Juliette, il y a rupture ». Elle ne peut compter que sur le frère Laurent et sur elle-même. C’est donc seule qu’elle fait le déplacement jusqu’à la cellule du frère. Et c’est ce moment intensément dramatique que Waterhouse choisit de représenter.

On comprend dès lors le moment d’hésitation que peut éprouver l’héroïne, elle a certes opté pour la rupture mais une telle rupture ne peut se faire sans appréhension. C’est à sa famille, à son univers social et à son enfance qu’il lui faut dire adieu et, si l’on entre dans les vues du Destin, c’est à la vie elle-même qu’elle tourne le dos. Waterhouse a parfaitement intégré toutes les données du problème qu’il condense avec habileté dans une scène très dépouillée mais très signifiante. Elizabeth PretteJohn fait remarquer que Waterhouse « est capable de dramatiser un récit pictural avec une telle clarté qu’il le rend immédiatement intelligible, si complexes que soient ses connotations littéraires ou ses messages secrets. »[3]

 

L’omniprésence de la pierre symbolise le carcan qu’ont érigé les deux maisons rivales autour de nos deux amoureux. Ce sont les vieilles familles de Vérone qui ont construit la ville : la pierre, les maisons sont donc l’œuvre des pères. Le tableau scinde cet univers de pierre en séries de deux ensembles eux même symboliques (de l’antagonisme Capulet / Montague) : il y a deux maisons, à l’arrière plan, deux rives qu’un pont de pierre fait se rejoindre. On peut y déceler la représentation métaphorique du mariage de Roméo et Juliette – qui ont uni les maisons Montague et Capulet ‑mais il est à noter que Juliette lui tourne le dos, leur mariage est derrière elle, inavouable. Sa nourrice vient même de l’inciter à l’ignorer. Est-ce le souvenir de son union à Roméo qu’elle invoque pour se donner la force de continuer ?

Les eaux du fleuve, derrière Juliette viennent nous rappeler une association récurrente dans l’œuvre du peintre. La femme l’eau la mort s’allient en un balai que la fin de siècle n’a de cesse de mettre en scène à travers les figures d’Ophélie, de la dame de Shalott, des sirènes ou des naïades qui attirent Hylas au fond de l’eau. Waterhouse a abordé ou abordera tous ces motifs. L’eau, symbole féminin est aussi celui d’une attraction fatale. Le fleuve derrière Juliette rappelle donc ce thème de la mort – les eaux du Styx ‑mais il est aussi une image du destin en marche. Juliette va ici a contrario du courant qu’elle semble remonter, la direction que le peintre lui assigne – elle va vers la gauche – contrarie nos habitudes de lecture et rend plus perceptible la difficulté de l’entreprise. En se rendant chez frère Laurence elle tente l’effort ultime qui lui permettrait de rejoindre celui qu’elle aime.

Mais les signes funestes se multiplient. Ce pont qu’ont construit Roméo et Juliette par leur mariage ressemble à une bouche d’ombre où le fleuve va s’engloutir, dans sa partie supérieure, il conduit au ciel qui n’est lui même qu’un petit rectangle pâle à peine visible et le décor de pierre préfigure les murs du tombeau qui attendent la jeune fille.

La dimension tragique du personnage nous apparaît dès lors d’une façon particulièrement intense : le décor rugueux, minéral fait ressortir sa jeunesse et sa fragilité. La robe rouge et blanche symbolise les contradictions de l’héroïne : malgré son jeune âge, elle est une femme mariée qui a connu l’amour – l’une des scènes les plus touchantes de la pièce est la scène dite du « rossignol » où les deux amants se disent adieu après une nuit d’amour. Si le rouge est la couleur du désir, elle est aussi celle de la terre et de la chair. Dans la tradition picturale occidentale il n’est pas rare de voir la vierge Marie vêtue de rouge et de bleu, les deux couleurs renvoyant à sa double nature (terrestre et divine). Le blanc de la robe de Juliette rappelle la jeunesse et la pureté du personnage, il est peut être aussi le signe annonciateur du linceul.

Le moment d’hésitation que saisit le peintre a tout du fameux dilemme tragique. Les signes funestes se sont multipliés dans la pièce et il est normal que Juliette hésite à faire face à son destin. Elle triture machinalement un énigmatique collier de perles dont la couleur rappelle celle du des eaux du fleuve. Il n’est pas fait mention de l’objet dans la pièce de Shakespeare ; Waterhouse semble néanmoins vouloir lui conférer une signification particulière. La perle est traditionnellement associée à Vénus – à l’amour donc. Par sa couleur elle rappelle aussi la lune et renvoie à la féminité. Le dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrandt nous apprend que, « précieuse », elle « symbolise le royaume des cieux ». La perle est pure« parce qu’elle est réputée sans défaut, qu’elle est blanche, que le fait d’être tirée d’une eau fangeuse  ou d’une coquille grossière l’altère pas. »

C’est sans doute sur la dénaturation de sa couleur habituelle que Waterhouse attire notre attention, y compris dans le titre. La perle dont il fait ici état n’est pas celle qui symbolise le royaume des cieux. La religion de Juliette n’est pas celle du christ, elle lui est antérieure. Toujours selon chevalier et Gheerbrandt, la perle joue « un rôle de centre mystique », « elle ressemble, poursuivent-ils plus loin, à l’homme sphérique de Platon, image de la perfection et des fins de l’homme » Juliette fait le choix, au mépris des conventions, de rejoindre Roméo de reformer l’androgyne qui leur préexistait. Sa solitude n’est donc que temporaire et dans le fleuve du destin, par-delà la mort, elle finira par retrouver celui qu’elle aime. Il n’est pour les amants de plénitude possible que dans cette eau qui est aussi la mort.

 

Le tableau de Waterhouse illustre donc parfaitement, cet instant particulièrement tragique où Juliette, à la croisée des chemins, décide de contrevenir aux normes familiales et sociales. Il manifeste, comme le signalait Elizabeth Prettejohn, un sens et une compréhension des enjeux du texte particulièrement affûtés. On pourra en guise d’ouverture montrer aux élèves d’autres représentations tirées de l’univers de Shakespeare, Waterhouse s’est emparé par deux fois du personnage de Miranda dans La Tempête (en 1875 et en 1916) la comparaison des deux tableaux pourra faire ressortir l’inclination grandissante du peintre envers le romantisme. Sa Marianne dans le midi de 1887, traduit par ailleurs une parfaite intelligence du personnage qui apparaît dans la comédie, Mesure pour Mesure.

 

Peter Trippi, Elizabeth Prettejohn, Robert Upstone, J. W. Waterhouse, 1849-1917 : le préraphaélite moderne, Ed. BAI, 2009.

Peter Trippi, J. W. Waterhouse, Phaidon, 2004.

Anthony Hobson, J. W. Waterhouse, Phaidon, 1992.



[1] J.W. Waterhouse, le préraphaélite moderne, PHAIDON, 2011.

[2] Ibid.

[3] Ibid.