Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

lundi 6 août 2018

L'oeuvre de Maurice Sendak revisitée par un "Maxilivre"

Traduit par Agnès Desarthe, ce Maxilivre (1), qui est en fait le catalogue d’une exposition réalisée à New York, en 2013 a l’avantage d’attirer l’attention sur des pans ignorés du travail de l’artiste dont l’œuvre se réduit pour le profane à l’incontournable Max et les Maximonstres.

La passion des livres

La Préface de Justin G. Schiller libraire spécialisé dans la vente de livres rares et anciens retrace quarante-cinq ans d’une amitié fondée sur la passion des livres, le lecteur apprend ainsi que Maurice Sendak était un bibliophile averti, passionné par les travaux de Lothar Meggendorfer, le père du livre animé, auxquels il consacrera une étude mais aussi collectionneurs d’une première édition de Moby Dick, d’une lettre de Wilhelm Grimm ou d’aquarelles de William Blake. Grimm, Blake, Melville, sont autant d’influences qui n’ont rien de surprenant pour un artiste qui a su élever l’album pour enfant au rang d’art.

Ursula Nordstrom

Leonard S. Marcus, spécialiste de la littérature pour enfants et qui a publié en 2000 la correspondance de Ursula Nordstrom (2), l’éditrice de Sendak, était tout indiqué pour présenter l’œuvre de notre auteur-illustrateur, dans un article fouillé sobrement intitulé « L’artiste et son œuvre ».
Marcus montre à quel point la rencontre avec Ursula Nordstrom fut un moment déterminant dans la vie de ce fils d’émigré polonais né à Brooklyn et que rien ne prédisposait au succès. Artiste autodidacte, Sendak travaillait à la décoration de vitrines d’un libraire réputée quand il fait la connaissance d’Ursula Norstrom, éditrice chez Harper & Collins depuis plus de dix ans. Ursula Nordstrom œuvre énergiquement à la promotion de la littérature pour enfant dont elle déplore qu’elle soit si peu considérée.
Maurice Sendak, auteur de "Max et les Maximonstres".

Le refus du style

Elle détecte immédiatement le talent de Sendak et lui confie l’illustration de toute une série d’albums qui rencontrent d’ailleurs bien souvent ce qui, d’après l’artiste lui-même, constitue sa hantise : la question de « savoir comment les enfants réussissent dans un monde majoritairement indifférent à leur sort » De la version américaine des Contes du chat perché de M. Aymé, aux aventures bien connues de « Petit Ours » d’Else Homelund (3), Sendak s’attache à dessiner l’enfance et trouve son style : ce trait appuyé et ces proportions étranges qui donne à ces sujets cette « extraordinaire apparence d’aplomb ».
Ursula Nordstrom qui déclarait vouloir publier de « bons livres pour de vilains enfants » est ravie. Leonard S. Marcus s’attache alors à dénombrer les nombreuses influences qui s’exercent sur le travail de Sendak : George Cruikshank, Gustave Doré, William Blake, Randolph Caldecott … et montre que Sendak considérait l’idée même de style comme « un enfermement ».

Le lieu magique

Il se livre ensuite, comme pour le démontrer, à une étude de trois albums qui à ses yeux forment une trilogie : Max et les Maximontres (1963), Cuisine de nuit (1970) et Quand papa était loin (1981) (4). Le lien entre ces trois albums ? Un schéma narratif circulaire qui déplace le jeune héros (ou l’héroïne) vers un lieu magique (les titres américains Where the wild things are, In the night Kitchen et Outside over there, le signalent explicitement) métaphorique d’un voyage dans l’inconscient.
Marcus rappelle d’ailleurs que Max et les Maximonstres fut créé dans la foulée d’une analyse et met en avant l’aspect résolument novateur de l’album dans sa manière de gérer le rapport de l’image au texte : la plongée dans l’univers de l’inconscient est mimée par l’envahissement progressif du dessin qui finit par occuper toute la page lors de la « fête épouvantable » organisée par le héros. Au retour à la raison et au monde conscient correspond la réintégration du texte et la réduction du cadre de l’image. « Aucun  artiste avant lui, conclut-il, n’était parvenu à établir une relation aussi intime et symbolique entre le texte et l’image, d’une façon qui permettrait de faire dialoguer les vies à la fois conscientes et inconsciente de son héros. »
Max et ses Maximonstres

Erudition, simplicité et perfectionnisme

Si ces trois albums constituent des chefs d’œuvre c’est aussi parce qu’ils manifestent la culture de leur créateur. Sendak utilise avec bonheur l’intertextualité : si le scénario de Max et les Maximonstres rappelle Hansel et Gretel, Cuisine de nuit multiplie les allusions (Beatrix Potter, Lewis Carroll, Walt Disney…). Quant à l’angoissant Quand papa était loin, il s’appuie sur le scenario des Lutins l’un des contes les plus courts des frères Grimm.
Le lecteur feuillettera avec bonheur ce beau livre dédié à Maurice Sendak pour y apprendre que ce dernier faut aussi publiciste, décorateur de scènes théâtrales, concepteur de fresque et enseignant. La très riche iconographie permet de rendre compte de la popularité du phénomène Max et les Maximonstres : produits dérivés, campagne publicitaire, Maurice Sendak fut amplement sollicité pour prolonger la vie des Maximonstres hors de leur histoire originelle. Elle permet aussi d’entrer dans le laboratoire de l’artiste : esquisses, crayonnés, tentatives abandonnée…

Comparer la version finale d’Ida tournoyant au-dessus de la grotte des lutins à une première esquisse de 1977 (p. 57) donne une idée du perfectionnisme de l’artiste. Recourant d’abord à la plume, Maurice Sendak finit par opter pour le pinceau ultra fin à quatre poil qui lui permet d’obtenir une luminosité tout à fait remarquable, créant ainsi le climat onirique qui convient à ce beau « conte d’amour et de mort » qu’est « Quand papa était loin ».
Le « Maxilivre hommage à Maurice Sendak » est un ouvrage indispensable à celui qui douterait encore que l’album pour enfant ne relève pas pleinement de l’art. Il montre comment cet aimable perfectionniste que fut Maurice Sendak illustre avec bonheur les propos de Thésée (cités par Leonard Marcus) dans Le Songe d’une nuit d’été.
« Et comme l’imagination donne corps
Aux objets inconnus, la plume du poète
Leur imprime de même des formes, et assigne à un fantôme aérien
Une demeure et un nom particulier. "
L'art a pour vocation de donner forme au chaos et de composer "un espace rassurant dans lequel il est possible de se confronter sans danger à ses propres démons."

(1) Le Maxilivre hommage à Maurice Sendak d'Agnès Desarthe, Little Urban, 2016.
(2) Leonard S. Marcus, Dear Genius, the letters of Ursual Nordstrom, Harper & Collins, 2000.
(3) Quatre album d'Else Homelund et de Maurice Sendak: Petit Ours, Petit Ours a une amie, Petit Ours part en visite et Papa Ours rentre à la maison,  ont été publiés à l'école des loisirs en 2016.
(4) Les trois albums sont publiés à l'école des loisirs.


1947. L’année où tout a commencé d’Elisabeth Asbrink


Quel étrange objet littéraire que ce 1947 d’Elisabeth Asbrink, journaliste suédoise primée pour ses reportages, déjà auteure d’un livre d’enquêtes publié en 2011 – et qui avait fait sensation ‑  sur les destins parallèles d’Otto Ullman, jeune juif réfugié en Suède pendant la seconde guerre mondiale, et Ingvar Kamprad, fondateur d’Ikea et partisan de la cause nazie !
Avec 1947, la journaliste se livre à l’exercice de la chronique et montre pourquoi l’on peut considérer l’année 1947 comme un creuset d’où sortirons les fractures, les inclinations idéologiques et même certains partis-pris esthétiques de notre monde moderne. Le titre est un hommage au 1984 d’Orwell dont la rédaction constitue d’ailleurs l’un des thèmes du livre d’Elisabeth Asbrink.
On sait qu’Orwell avait donné le titre de 1984 à son roman de manière à créer un effet miroir en regard de l’année de publication, il créait ainsi une mise en perspective signifiante, suggérant que le présent contenait en germe le futur effroyable dont il esquissait la trame. Elizabeth Asbrink fait l’inverse, elle cherche dans cette année 1947, l’« année où tout a commencé », les racines de notre présent tourmenté.
L’épigraphe de Faulkner qui clôture le livre (« Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé. ») et la méditation finale de l’auteure expliquent la démarche mise en œuvre dans l’ouvrage. Il s’agit de juxtaposer le récit d’événements, apparemment sans liens les uns avec les autres, autour d’un chapitre central intitulé « Les jours, la mort ».
Dans ce chapitre, la journaliste évoque les destins brisés de ses grands-parents, juifs austro hongrois et de son père, enfant balloté qui devra, à l’issue de la guerre choisir entre l’exil vers l’état sioniste naissant et le retour auprès de celle qui, en ces temps troublés de l’occupation nazie, lui avait sauvé la vie par trois fois, sa mère.
1947, sur les décombres d’un monde anéanti par la guerre et la fureur des idéologies qui s’affrontent, naît une monde nouveau qui peine à tirer les leçons de son histoire. Le mot génocide est utilisé pour la première fois dans un tribunal, le procès de Nuremberg met au premier plan la folie nazie mais, dans le même temps, des filières clandestines s’organisent, qui permettent aux criminels nazis d’émigrer en toute impunité vers l’Amérique de Sud ou de mettre leurs compétences au service de la CIA nouvellement créée.
Au Moyen Orient les Anglais, se défont du contrôle qu’ils exerçaient sur la Palestine mais contribuent par leur maladresse à faire de l‘Exodus – ce paquebot sur lequel s’étaient entassés des milliers de réfugiés juifs ou de rescapés des camps de la mort – le symbole de la nécessité sioniste. La même année, Hassan al-Banna fonde en Egypte la société des frères musulmans. De la culpabilité occidentale qui n’a pas su empêcher la shoah nait le futur état d’Israël et de façon concomitante les extrémismes musulmans qui vont empoisonner le XXIème siècle naissant.
Parallèlement à la grande histoire la journaliste dresse le portrait d’un certain nombre de figures emblématiques de l’année 1947. Eric Blair (Orwell) s’exile sur l’île de Jura pour écrire son chef d’œuvre. L’« homme en ciré entouré de solitude » est atteint par la tuberculose et il ne lui reste que trois ans à vivre. Simone de Beauvoir rencontre l’amour de sa vie, Nelson Algren, à New York mais renonce à lui, poursuivie par la nécessité de son œuvre, c’est l’année où elle entame l’écriture du deuxième sexe. Primo Levi peine à trouver un éditeur pour ses souvenirs qui n’ont pas encore reçu le titre de Si c’est un homme. Thelonius Monk invente le be bop sans le savoir, tout en se faisant déposséder de son œuvre.
Aucune de ces figures artistiques n’est absolument exempte de pathétique, le tragique de l’époque semble enserrer toutes ces destinées individuelles de son étau funeste.
Notre monde se met en place, la liberté des femmes, le refus du totalitarisme, l’expérimentation musicale… Ce n’est pas l’univers de 1984 où l’on falsifie l‘histoire pour uniformiser la pensée mais 2018 où la complexité et les inégalités de toutes sortes ont triomphé. Le monde a certes fait des progrès et, en conclusion à son évocation du procès de Nuremberg et au code juridique international qui en a résulté, Elisabeth Asbrink peut écrire « Le moralité déclare la guerre à l’immoralité. Le monde serait-il un rien devenu meilleur ce jour là ? »
Mais son livre montre aussi que le ventre « toujours fécond » de la « bête immonde » se nourrit du travail clandestin des Per Engdhal ou Oswald Mosley dirigeants fascistes suédois et britanniques et que le fondamentalisme musulman s’alimente des injustices faites aux Palestiniens.
Construit comme un puzzle, 1947 est une puissante méditation sur l’histoire, ses effets, sur les individus qu’elle emporte. « Le temps est asymétrique, constate Elisabeth Asbrink, il évolue de l’ordre vers le désordre. » En ce sens, la seule manière de stopper le temps serait donc de faire comme Big Brother, d’imposer une réécriture de l’histoire. Mais, dans notre monde où l’individu n’est pas encore contrôlé, il lui reste précisément la possibilité d’interroger, l’histoire, cette absurdité faite de guerres, de massacres, et de violence. Elle est parfois trouée de mince progrès, on l’a vu, elle est aussi le lot des individus qui, plus que d’un devoir de mémoire, sont chargés d’une nostalgie, cette conscience douloureuse de l’irréversible. « La douleur est transmise en héritage, conclut la romancière, en un flot constant qui même de l’ordre au désordre. C’est ici que sont les souvenirs, je les vois dans l’obscurité, dans cette pluie. Ils sont ma famille, ma lumière. »

vendredi 27 juillet 2018

"La Guerre de Catherine" de Julia Billet

La Guerre de Catherine, roman de Julia Billet, paru à l’école des loisirs en 2012, est un roman fort, adroitement construit et dont l’intrigue, basée sur des faits réels, conduira les adolescents d’aujourd’hui à prendre conscience de ce qu’était la France occupée. Il y eut certes des « justes », mais il y avait aussi les autres. Julia Billet ne les met, ces autres, que très peu en scène, est-il besoin de le faire ? Leurs interventions glaçantes, l’effroi qu’ils suscitent chez ceux qui ont choisi le camp de la justice suffisent à faire ressentir au lecteur, la malédiction d’une époque. 
Comment des gens ordinaires, des voisins souriants, ont-ils pu s’abaisser à devenir des bourreaux ou de lâches délateurs par opportunisme ? Le livre n’apporte pas de réponse, c’est l’action des justes qu’il donne à voir. Mais le mal est à l’œuvre, insidieux, obstiné. La Guerre de Catherine apparaît comme une sorte d’odyssée dont les étapes sont autant de séjours chez des justes, qui tous prennent des risques pour sauver la vie d’enfants juifs qu’ils savent en grand danger. Le livre achevé et refermé, c’est d’abord le portrait de ces justes qui subsiste dans la mémoire du lecteur.

mercredi 13 juin 2018

"Feuilles d'automne" de Millais


Article publié dans le n° 5 de la Revue L'Ecole des lettres, 2011-2012.

Le tableau de Millais, Les feuilles d’automne (Autumn Leaves), fait partie d’un triptyque avec lequel Millais affirme une doctrine de l’art pour l’art, s’éloignant ainsi du préraphaélisme[1] dont il avait pourtant été l’un des piliers et membres fondateurs. La Fille aveugle (1856), Feuilles d’automne (1856) et Printemps (1859) sont les trois volets de ce triptyque qui, pour le peintre désormais membre de la Royal Academy, manifestent sa liberté retrouvée. Avec la Fille aveugle qui s’appuie sur un thème à vocation sociale (l’errance des enfants sans famille) le peintre évite tout misérabilisme et met en image une communion heureuse de l’homme avec la nature. Tableau « sans sujet », selon la propre femme de l’artiste, Feuilles d’automne constitue l’une des œuvres les plus mystérieuses du peintre. L’artiste a cherché à rendre, à travers une scène de genre, la mélancolie inhérente à la prise de conscience du temps qui passe. D’après Malcolm Warner[2], Millais aurait puisé le sujet de son tableau dans les jardins de sa propriété de Perth en Ecosse, les critiques évoquent généralement l’influence des vers de Tennyson[3] (pour qui le peintre éprouvait une vive admiration) :
Tears, idle tears, I know not what they mean,
Tears from the depth of some divine despair
Rise in the heart, and gather to the eyes,
In looking on the happy autumn-fields,
And thinking of the days that are no more.

Description et composition du tableau

Au premier plan, quatre jeunes filles entourent un tas de feuilles destinées à être brûlées, deux d’entre elles (les plus âgées) sont vêtues de robes noires et alimentent le feu, l’une tient la corbeille remplie de feuilles, l’autre les jette sur le tas dont s’échappent déjà quelques fumerolles. La ressemblance des deux jeunes femmes est frappante, accentuée par la similitude de leurs tenues vestimentaires. A leur gauche, une jeune fille et une fillette vêtues plus grossièrement participent à la scène : l’une tient le manche de ce qui doit être un râteau ; l’autre, une pomme à la main, contemple le feu d’un air rêveur. Toujours d’après Malcolm Warner, les deux jeunes femmes en noir seraient les belles-sœurs de Millais (Alice et Sophie Gray) et les deux autres modèles, deux jeunes filles de Perth.
A l’arrière-plan, l’obscurité envahit une campagne vallonnée, quelques silhouettes de peupliers se dressent, décharnées, en direction d’un ciel jauni par le couchant. Les contrastes occasionnés par les jeux de lumières sont saisissants et contribuent à l’atmosphère onirique qui émane du tableau. La lumière vient frapper le tas de feuilles mortes qui se détachent ainsi particulièrement sur le fond noir d’encre des robes. De la même façon, les visages des deux belles-sœurs de Millais semblent surgir de la nuit, encadrés par l’arrière-plan ténébreux de la campagne et le noir profond de leurs tenues.
Le premier plan du tableau semble obéir à un principe de composition parabolique : le tas de feuille forme une parabole qui part du sol et dont le sommet est orienté vers le centre du tableau, cette première parabole est cernée par une deuxième parabole que l’on obtient en joignant comme autant de points, par une ligne, les visages des jeunes filles. Le peintre établit donc un rapport quasi-géométrique entre le tas de feuilles et le groupe féminin. On notera la récurrence du motif parabolique dans les chevelures des jeunes belles-sœurs entourées d’une discrète aura lumineuse.
L’arrière-plan semble, quant à lui, construit selon un principe de perspective frontale orientée vers un point de fuite qui serait situé à la droite du tableau, à la jonction du ciel et de la terre. Le peintre accentue ainsi l’effet de profondeur ; il établit aussi un contraste entre l’arrière-plan livré aux ténèbres et le premier plan qui saisit, dans l’espace de la parabole, l’intimité d’une scène domestique.

Interprétation

Tous les commentateurs ont noté l’aspect solennel, de la scène, la gravité des deux jeunes femmes en noir dont les gestes ressemblent à l’accomplissement d’un rite. L’expression absente de la jeune fille au râteau et le recueillement de la petite fille qui tient la pomme confirment cette atmosphère quasi religieuse.
Le parallélisme de la composition du premier plan semble suggérer une analogie entre les jeunes femmes dont le peintre saisit un instant de vie éphémère et les feuilles mortes, images de la destinée humaine. 

La suite ; 

http://www.ecoledeslettres.fr/index.php?mode=rs&ot=&nl=0&p=article_fiche&ra=12131

[1] Le mouvement (la confrérie) préraphaélite nait de la rencontre de trois jeunes peintres (Rossetti, Hunt et Millais) qui voient dans l’œuvre de Raphaël une « corruption » de l’art. Ils affichent donc la volonté de revenir aux principes de l’art primitif italien. Ils suivent en cela les conseils du critique Ruskin qui dans Les peintres modernes fustige l’académisme de la peinture anglaise de l’époque. S’ils représentent volontiers le Moyen-Âge ou des scènes tirés de la littérature contemporaine, les préraphaélites manifesteront toujours des préoccupations d’ordre moral et social.
[2] Peter Funnell, Malcolm Warner, Kate Flint, H.C.G. Matthew, Leonée Ormond, Millais, portraits, Princeton University Press, 1999.
[3] Poème lyrique publié dans The Princess, en 1847. Traduction approximative : « Larmes, vaines larmes, je ne sais ce qu’elles signifient, / Les larmes issues des tréfonds d’un divin désespoir / S’élèvent du cœur et affluent dans les yeux, / Lorsque contemplant le bonheur des champs d’automne / Je pense aux jours qui ne sont plus.

samedi 24 février 2018

Le Retour de Christophe Colomb de J.-J. Greif



On commence le nouveau roman de Jean-Jacques Greif avec une pénible impression de déjà lu : Christophe Colomb sur sa Santa Maria aux prises avec un équipage rétif… Et l’on redoute une énième version des tribulations de l’explorateur à travers l’Atlantique. Et puis, voilà que tout bascule : notre explorateur rend justice à ses hommes et décide de faire marche arrière pour retourner en Espagne et se faire charpentier.
Sans être spécialiste de Christophe Colomb, on comprend qu’il se passe dans cette histoire revisitée quelque chose d’anormal. Incidemment on apprendra au cours  d’une conversation entre le héros et un marin breton que Jeanne la Pucelle, âgée de quatre-vingt-dix ans conseille le roi Charles VIII comme elle l’a fait pour les rois Charles VII et Louis XI et là CQFD ! Nous sommes dans une uchronie.
Mais au lieu de réinventer l’histoire, Jean-Jacques Greif réinvente, en s’amusant, le destin d’un homme. Et comme il n’était pas question de laisser végéter l’explorateur dans son statut de charpentier l’auteur a décidé de l’envoyer vers l’Est.
Bien vite fatigué des routines que constituent son activité de charpentier ou les aléas de la vie domestique, l’artisan espagnol décide de retourner sur les terres de ses ancêtres, à Moconesi, non loin de Gènes.
Il y fera une rencontre déterminante, celle de sa cousine, Noémi Kollomb, l’un des personnages les plus attachants du livre. Cette jeune femme de vingt ans est venue de Cracovie pour étudier les archives familiales. Elle apprend ainsi à son lointain cousin que ses ancêtres sont juifs et que ses parents ont probablement changé de nom pour échapper aux persécutions dont les juifs sont victimes en ce Moyen-âge finissant.
Attiré par cette petite cousine, malicieuse et philosophe, Christophe Colomb décide de la suivre pour « À défaut de convertir les idolâtres de Cipango, […] tenter de montrer le droit chemin aux Juifs de Pologne. » Ainsi commence un voyage initiatique qui va conduire peu à peu notre héros à la plus radicale des remises en cause.
La partie centrale du récit qui fait voyager le héros et sa cousine au cœur d’une Europe en pleine mutation est la plus réussie du roman. Les héros cheminent côte à côte et le navigateur découvre les joies de la marche : « Tout bien pensé, écrit-il, cette joie de naviguer est un amusement d’enfant. Le vaisseau n’est-il pas semblable à la nourrice qui vous porte dans ses bras ? Aujourd’hui, je me tiens sur mes propres jambes, comme un adulte. » La métaphore nous fait évidemment saisir la dimension initiatique du voyage.
Noémi va en outre guider son cousin sur les chemins d’une pensée  adulte, pointant les contradictions d’un catholicisme qui légitime l’esclavage et convertit sous la menace des armes des peuplades entières. Le navigateur découvrira aussi, grâce à elle, l’effervescence intellectuelle qui agite l’Europe, les livres d’Aldus Manulius, la technique de la peinture à l’huile mise au point par les peintres Flamands.
Et très vite le navigateur génois comprend  aussi l’inanité des querelles religieuses, « Je comprends que je me trompai quand je pensais convertir les juifs de Pologne à la fois chrétienne ».
La rencontre avec une troupe de juifs errants persécutés manifeste les premiers signes tangibles de cette évolution du héros : alors que des manants allemands menacent les nomades, Colomb s’interpose et manquent de se faire tuer. Il est sauvé in extremis par Noémi qui, non contente de maîtriser plusieurs langues et de se passionner pour les techniques nouvelles, se manifeste aussi parfaite arquebusière.
S’engage alors une intéressante controverse entre Noémi et les rabbins qui lui rappellent  l’interdit de tuer professé par leur religion, la jeune femme, pragmatique, les invite à défendre leur vie plutôt qu’à gloser et sa réflexion engage aussi chez le héros un premier retour sur son passé de conquistador insoucieux des peuples sauvages.  « Hélas... J'ai tué des sauvages au corps luisant. Sans raison. Pour jouer. Puisque ce n'était pas interdit. Nous les considérions comme des animaux, mais quand je revoyais leur regard désespéré dans mes cauchemars, j'y lisais la question « Pourquoi ? » écrite en lettres de sang. Je me réveillais pour échapper à l'emprise brutale du remords. »
Au terme de cette première étape, Christophe Colomb se découvre une chaleureuse famille à Cracovie et va même rencontrer Copernic à qui il donnera les moyens pratiques de vérifier sa théorie.
Désormais conscient qu’il a voyagé, observant les gens comme dans une ménagerie, Colomb entreprend  alors sur les traces de son intrépide cousine un long voyage vers le nord puis vers  l’est qui les conduira aux confins de la Russie orientale où ils découvrent les peuplades indigènes et le chamanisme. Le voyage de Colomb vers l’est est une sorte d’antivoyage. Et comme le Robinson de Tournier, Colomb comprend que la vérité de l’être humain ne réside ni dans les aspects formels de la religion, ni dans la culture mais dans la communion avec l’univers et avec autrui.
« Dieu est trop vaste pour parler la même langue que nous ! » lui fait judicieusement remarquer sa cousine. Sa langue est donc aussi bien traduite par le Jésus de Colomb que par le Moïse des Juifs ou les transes des prêtres Chamans.  Le Retour de Christophe Colomb non content d’être un très beau roman d’aventures est aussi une malicieuse réflexion sur le sens de l’histoire et de la culture qui alimentera utilement les débats que notre société entretient avec parfois beaucoup d’incompréhension sur le sens des religions.

mercredi 31 janvier 2018

« Au creux de la main », les voies poétiques de PJ Harvey

Quand le rythme cherche la rime 
En préface à une anthologie qui date maintenant du siècle dernier, Jeanne Bourin constatait un peu amère que la poésie avait cédé le pas à la chanson, que le « rythme l’[avait] emporté sur la rime ». Les poètes transformés en « chercheurs de laboratoires » étaient devenus inaudibles. Que dirait-elle aujourd’hui ?
Il y a un an les jurés du Nobel consacraient Bob Dylan, sacre paradoxal qui a divisé les intellectuels. Mais qui a confirmé l’intuition de Jeanne Bourin : et si la poésie se cachait quelque part dans les rythmes de la musique populaire ?

http://actualites.ecoledeslettres.fr/arts/musique-arts/creux-de-main-voies-poetiques-de-pj-harvey/

jeudi 25 janvier 2018

Et si le métier d'enseignant consistait à transmettre des savoirs?!

Aux collègues, qui sans doute comme moi, finissent par être un peu agacés par le prêchi-prêcha de certains inspecteurs et autres pédagogues, lesquels ne fréquentent nos classes que de façons occasionnelles, j’aimerais apporter quelques références tout aussi scientifiques que celles qui sous-tendent les pratiques de classes inversées, classes en îlots, et autres activités qui visent à mettre l’enseignant en posture d’observateur bienveillant. 
Si ces pratiques peuvent constituer une diversion bienvenue, elles ne sauraient fournir un enseignement structuré qui permette à l’élève de se forger une culture. On me rétorquera évidemment que la biographie de Chateaubriand se trouve désormais partout en ligne et qu’il n’est nul besoin que je la raconte à mes élèves. A quoi je répondrai : "Je doute fort que Killian utilise jamais son portable pour savoir qui était Chateaubriand", et le fastidieux condensé qu’il trouvera sur Wikipedia ne vaudra jamais l’histoire que je pourrais lui raconter si j’y mets un peu de cœur et de passion". "Si Peau d'âne m'était conté, nous rappelle par ailleurs malicieusement La Fontaine, / J'y prendrais un plaisir extrême,/ Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant / Il le faut amuser encor comme un enfant, et l’amuser par des histoires."(1)
Dans Sept mythes sur l’éducation, ouvrage à paraître en mars prochain (2), Daisy Chritodoulou, spécialiste de l’éducation au Royaume-Uni démontre que le plus grand mythe contemporain au sujet de l’éducation est celui qui consiste à croire que la connaissance n’a plus d’importance. Dans une interview accordée au Figaro, il y a un peu plus d’un an, elle disait ceci : "La science n'est pas du côté des pédagogues progressistes. La recherche menée ces cinquante dernières années par la psychologie cognitive montre bien combien nous dépendons du savoir stocké dans la mémoire longue pour tous nos procédés mentaux." (3) 
Ce qu’elle appelle la "mémoire de travail", celle qui sert à aborder l'information nouvelle et l'environnement immédiat, "est très limitée. Il est donc important "de savoir "par cœur" des choses, même si elles n'ont pas une utilité immédiate." Et elle poursuit, un peu comme je le faisais à propos de Châteaubriand: "Ainsi, même si tout le monde dispose désormais de calculatrices, il est indispensable de connaître ses tables de multiplications par cœur. Car après vous serez capable de résoudre des problèmes plus complexes sans avoir à utiliser l'espace limité et précieux de la mémoire de travail pour calculer les tables de multiplication.
De la même façon, cette chère Daisy démonte les pédagogies qui se targuent de mettre l’enfant au coeur des apprentissages "Le problème avec les approches qui mettent l'enfant au centre de l'apprentissage, c'est que les enfants sont vite désorientés, ne comprennent pas les concepts fondamentaux et perdent du temps dans des digressions secondaires.» La digression est aussi le problème qui guette la pratique si à la mode des îlots. L’absurdité est portée à son comble quand le professeur de langue fait dialoguer entre eux des élèves qui n’ont pas un minimum de compétences linguistiques pour poser un échange construit, fructueux ou tout simplement acceptable (au sens linguistique du terme).
Pour ceux qui trouverait mes propos réactionnaires ou qui craignent de s’élever contre l’effet de mode, qu’ils sachent qu’il existe une associations : l’APPEx(4) (Association pour la pédagogie explicite) qui milite, dans les écoles – mais ce qui vaut pour l’école vaut pour le collège ‑, pour la
transmission de savoirs clairement énoncés (teaching) et mis en pratique (learning). Un syndicat, le SNALC,(5) ouvert aux enseignants du privé, met aussi au cœur de ses préoccupation la transmission d’un enseignement de qualité centré sur les savoirs. A tous ceux qui sentent de grands moments de solitudes lorsque, en réunion, tout le monde approuve ou feint d’approuver les exhortations à cesser une "pédagogie frontale dépassée", sachez qu’elle n’est pas aussi dépassée qu’on veut nous le faire croire. Nous n’avons pas passé des années à devenir des experts dans notre discipline, des heures à préparer nos cours, réfléchir nos progressions, pour être transformés en GO de Clubs Med. Nous avons à transmettre les mathématiques, l’histoire, l’anglais, la littérature… tout ce qui permet à l’enfant/adolescent de se constituer en être humain doué de culture et de passion.

1. La Fontaine, "Le Pouvoir des fables", Fables,1668.
2. Daisy Christodoulou, Sept mythes sur l'éducation, La Librairie des écoles, mi-mars, 2018.
3. http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2015/05/29/31003-20150529ARTFIG00340-ecole-l-idee-que-le-savoir-n-a-plus-d-importance-est-le-plus-grand-mythe-des-pedagogues.php
4. http://www.3evoie.org/, voir aussi : https://laclassedemallory.net/2017/05/01/la-pedagogie-explicite-kesako/
5. https://www.snalc.fr/national/menu/333/page/1/page/1/




mercredi 3 janvier 2018

« Lait et Miel », de Rupi Kaur, un exemple de poésie populaire au XXIe siècle



Qui aurait jamais cru qu’un recueil de poèmes puisse, aujourd’hui, se vendre à plus d’un million d’exemplaire ? C’est pourtant la performance qu’a réalisé la jeune poétesse Rupi Kaur, âgée d’à peine vingt-quatre ans. Son recueil, Milk and Honey – traduit sous le titre Lait et Miel aux éditions Charleston –, a été inscrit parmi la liste des best-sellers du New York Times, pour s’être écoulé à plus d’un million quatre cent mille exemplaires.
Il faut dire que la jeune femme est parfaitement représentative de son époque : émigrée sikhe originaire du Pendjab, elle s’est établie à Toronto avec ses parents alors qu’elle n’avait que quatre ans.